L’impression...

L’impression, maintenant, que tout peut arriver, que le monde est comme en suspens, proche d’un point de bascule, peut-être même d’une rupture irréversible où les nations vont s’engouffrer.

Bien des hommes qui sont à leur tête semblent avoir perdu tout sens d’analyse, toute mesure. Pour certains, leurs propos suscitent des vents terribles sur notre planète si précaire. Ils ignorent la précarité, ignorent-ils ces traînées de haine qu’ils répandent ? Ils jouent avec les images, riant cruellement des effets qu’ils produisent, des “ bons moments de télévision ” qu’ils génèrent. Se rendent-ils compte des effets mimétiques désastreux dont ils sont la source ? Des puits sans fond où ils se jettent eux-mêmes, et ceux qu’ils interpellent et veulent agiter comme des marionnettes à leur merci ?

Depuis les débuts de l’humanisation sans doute, les communautés ont survécu en dominant les autres par la violence, violence que leurs chefs disaient légitime, car elle se voulait protectrice. Ainsi se sont constitués les nations et les empires, proies des uns contre les autres, sacrifiant dans les guerres incessantes une part innocente de leurs peuples. Parce que, bien entendu, la guerre c’était toujours la faute de l’autre, et que nos valeurs, notre culture, notre vision du monde, et même tout stupidement nos intérêts étaient seuls dignes, seuls à défendre. Chaque communauté depuis la nuit des temps certaine de son bon droit, ou de sa vérité comme un absolu. Ainsi se sont bâtis les groupes humains, séparés, de tout temps divisés, apeurés les uns des autres, dans l’illusion chacun d’un imaginaire triomphant.

Mais il fallait vivre, et l’ennemi proche était aussi celui avec lequel on apprenait à faire commerce. L’intelligence humaine a inventé l’écriture, pour les comptes, et pour consigner les rêves et l’imaginaire des peuples. Et l’écriture a permis la réflexion sur le monde, la théorie et puis peu à peu la science, tandis que les dieux, de la Mésopotamie à l’Occident, s’agrégeaient en un seul, ou plutôt en quelques-uns. Et la parole monothéiste (“ Tu ne tueras point ”, “ Aime ton ennemi ”…) se répandait sans que les humains sachent vraiment la mettre en pratique. Alors, certains de par le monde, ont inventé les Lumières, en supprimant le divin, affirmant que la fraternité et l’égalité étaient affaires strictement humaines. La science aidant, et le développement économique courant de plus en plus sur la planète à marche rapide, les outils de la guerre ont grandi. On a cru maîtriser la violence, on l’a amplifiée de millions de morts dans ces terres de sang1 que fut l’Europe du XXe siècle.

Guerre commerciale, puis guerre tout court, nous sommes les plus forts à nouveau, riches de plus en plus riches, seuls au monde, méprisants de plus en plus, se croyant même élus de Dieu. L’impression que les délires des puissants désagrègent ce monde si vite, comme un jeu où l’on veut un moment faire table rase. Parce que toutes les valeurs ont fui, nous ont broyés. Parce que la richesse ou le pouvoir ne suffisent pas encore. Qu’il faut plus, juste encore plus. Voient-ils, tous ces gens, qu’ils ne pourront maîtriser la montée des violences ?

Les humains n’ont pas besoin du divin pour générer cette première face de l’apocalypse, ils y pourvoiront eux-mêmes, au cœur des déchaînements et des divisions, en étant sûrs de leur bon droit, ou de leur bonne force, au mépris du droit, et de ce qui fait la grandeur et l’intelligence des hommes.

Terres de sang, Timothy Snyder, Folio, 2012.

 

Écriture le 10/03/25