Tashkorgan

Arriver ici, depuis Kashgar, est une expérience de l’immense.

Immensité des paysages, dont on ne perçoit pas que le regard pouvait tenir en soi, conscience aussi de l’air fluide, consistance du mouvement de l’altitude dans les poumons. Immensité des ces voies caravanières d’autrefois : ce gros village à plus de 3000 mètres d’altitude est mentionné dès le début de notre ère, dernière halte avant le passage périlleux vers le Pakistan, du temps où la Karakoram Highway n’existait pas.

En cet après-midi d’été, nous marchons dans l’air frais vers l’ancienne forteresse et ses blocs de pierres. Immensité aussi, du labeur, des histoires humaines – les mondes se croisent ici depuis toujours, la région est encore peuplée de bergers tadjiks qui parlent le persan, on est proche ici des anciennes Sogdiane et Bactriane, du Ferghana, et pas si loin de l’Inde.

Mais c’est pourtant une sorte de solitude qui nous étreint quand on emprunte les rues aux maigres peupliers, solitude et précarité de l’humain, face à ce que le regard s’étonne d’embrasser d’un seul tenant. Tant d’espace, de couleurs, et de montagnes autour viennent comme abolir les mesures, les repères auxquels on s’était inconsciemment habitués. Surtout qu’ici nous sommes loin des foules de la Chine. Les visages cuivrés, burinés par le climat rude disent une appartenance large, celles des hautes terres d’Asie centrale, celle des nomades qui tentent encore de perpétuer leur mode de vie. Dans les terres basses, vertes, bruissantes d’eau, où les yourtes font comme des fleurs fragiles posées sur tant d’espace, nous allons marcher. Parfois l’homme et la femme nous accueillent dans leur pauvreté des jours, sourires et gestes, relations à peine avec ceux de loin qui viennent pour tenter de comprendre, et qui vont partir sans rien savoir au fond que l’immensité de ces terres qui se reflètent dans les regards.

Le soir, dans la chambre sommaire, je me demande ce qui provoque à chaque fois le bonheur du voyage. Malgré tout, malgré l’exiguïté des échanges, la petitesse du temps passé, chaque lieu se donne en son altérité, en sa différence, qui marquent la mémoire de manière permanente. J’écris ce texte quinze ans après les moments passés là-bas, et ces paysages qui m’ont ouvert à l’inconnu sont intacts, ils continuent d’irriguer le temps de la vie. Le vieil homme guidant son âne chargé qui descend le sentier le long de la forteresse, les enfants qui courent là-bas, minuscules silhouettes sur le vert intense de l’herbe, les perspectives et les montagnes dont l’ampleur apaise l’esprit, l’étonnement entre nous de cela qu’on ignorait et qu’on partage soudain, comme si les moments de la terre s’ouvraient un peu… Des instants comme une sève au long cours, trésor fugace, improbable.

Mais il me revient aussi de Tashkorgan comme une désolation, l’inquiétude latente de ces gens dont le regard trahit la peur, communautés précaires assujetties qui maintiennent leurs cultures par bribes et que même les quelques voyageurs d’Occident désorientent. Deux millénaires de caravanes pourtant, d’échanges au loin, mais aujourd’hui une mainmise et la douleur de ce qu’on perd inéluctablement. On ne sait rien au fond de ceux qui peuplent les paysages, qui ont laissé sur eux depuis des siècles des traces de l’aventure humaine. On vient là, on serre en soi ces instants pour ce qu’ils nous dévoilent, de la ténuité entre nous, et du respect, de la profondeur dont il faudrait les entourer.

En 2006

Écriture en juin 2021

 Tashkorgan