Nous allions parfois...

Nous allions parfois vers la mer. C'était dans l'échancrure de l'hiver, quand la lumière gagnait en douceur dans les jours de février. Il y avait peu de monde dans l'air encore vif, seulement quelques voix parfois au détour du sentier.

Le sentier suivait le rivage, à mi-hauteur, mais la végétation pourtant clairsemée de l'hiver nous cachait souvent l'eau, si bien qu'on se croyait souvent sur une lande tourmentée où sans raison le chemin aurait tourné sans cesse... Puis soudain un pin décharné, tassé de ses luttes avec les pluies et les vents, laissait sur ses abords un peu de transparence. On s'arrêtait, le regard heureux à nommer les îles l'une derrière l'autre, on se prenait à croire à l'infini de ces fragments de terre, bien au-delà de l'horizon, comme si cette petite mer avait plus de puissance que le grand océan tout proche.


Tout ceci, qui semblait si paisible – l'émergence à peine des terres, le calme des flots à leurs pieds, le banal de la végétation même – portait pourtant le corps vers l'incertitude. Était-ce au fond la mer encore, ou des morceaux de terre en pointillé d'eux-mêmes, mais qui prenaient préséance, première présence comme pour dire qu'ici l'homme gardait pleinement ses droits, continuait le dialogue avec les champs, les arbres, les chemins...


Il y avait pourtant ce parcours sans fin des rives, et ces îles qu'on eût dit presque interchangeables, motifs qui propageaient l'espace, le dissolvaient presque, le rendaient tout autre que la campagne proche, bien affermie elle dans ses repères d'architecture, de parcelles, de directions.
Cette ambiguïté mettait mal à l'aise et comblait le corps tout à la fois. Je me souvins de l'Irlande, de ces autres terres celtes où l'on ne savait jamais non plus les contours des mondes, où rien ne se distinguait vraiment, des rivages de la mer et de ceux des lacs, et où l'on se sentait aussi porté – comme ici – par un étrange mouvement, sans direction vraie ni fin, mais qui résonnait en soi comme une quête profonde.


Un peu plus tard, nous étions allés à cet endroit précis où le golfe faisait jonction avec l'océan. Une femme seule s'était avancée sur le terre-plein, s'était assise sur la pierre, longtemps. Elle ne semblait rien contempler, mais chercher peut-être dans le dialogue de la mémoire l'apaisement de quelque douleur. Nous nous étions mis un peu plus bas, le regard tourné vers la Pointe de Kerpenhir en face. Curieusement, le paysage tenait plus d'un fleuve majestueux que d'une approche océane, et les courants descendants de la marée accentuaient encore cette familiarité des deux rives. Et le village de Locmariaquer de l'autre côté, bien mis dans ses alignements d'ardoise, semblait nous saluer dans l'amitié pérenne et tendre d'une vallée douce.


La femme se leva, digne et triste, elle remonta vers les maisons. C'était dans l'échancrure de l'hiver, le soleil alors, bas vers l'Ouest, prit tout cela qu'on voyait, le fit dans l'instant totalement autre. Comme si la lumière avait cet immense pouvoir de dire l'insondable vérité de la mer.


Février 2008

Écriture mai 2021

Nous allions parfois