Des récits fondateurs

Deux chercheurs d’exception, deux enquêtes agrégeant l’histoire, l’anthropologie, l’archéologie, une étude fouillée des sources, qui révèlent des faces singulières de la Bible et du Coran.

Un parcours ardu, mais éclairant, perturbant mais rigoureux à travers trois de leurs livres :


(1) Thomas Römer, L’invention de Dieu, Points Histoire, 2017 [2014]
(2) Thomas Römer et Jacqueline Chabbi, Dieu de la Bible, Dieu du Coran, Seuil, 2020
(3) Jacqueline Chabbi, Les trois piliers de l’islam, Points Essais, 2018 [2016]


Les mythes fondateurs on le sait, sont nombreux que les ethnologues du XXe siècle ont mis au jour, à force d’enquêtes dans les sociétés premières un peu partout sur la planète. Ces mythes ont forgé des cultures, pour la plupart locales et pour la plupart aujourd’hui menacées, voire éteintes déjà. Mais certains récits ont suscité des cultures de bien plus grande emprise : c’est le cas de la Bible pour l’Occident, et du Coran pour une bonne part des terres d’Orient. Ces deux paroles, à la différence des mythes, sont au cœur du temps de l’histoire et comme telles, nourries de la perception changeante des hommes à leur égard, tout en maintenant des fondements qu’une part de l’humanité a reconnus depuis des siècles.

La Bible et l’émergence d’un Dieu unique

Le récit biblique se construit progressivement sur plusieurs siècles. La première mention d’Israël, sur une stèle, date de 1210 avant notre ère.

“ Le groupe Israël est d’abord une sorte de confédération clanique et tribal. […] Le point de vue selon lequel l’Israël d’avant la monarchie aurait été constitué de douze tribus est par ailleurs une invention des auteurs bibliques des époques perse et hellénistique... ” (1) → p. 25-26

Dit autrement :

“ Les douze tribus d’Israël, descendantes des douze fils de Jacob, représentent une construction littéraire. ” (2) → p. 62

Autre exemple de création collective, à partir certainement de traces de mémoire, la figure de Moïse :

“ Pour ma part, je ne crois guère que derrière la figure littéraire de Moïse (le Moïse présenté dans le texte biblique), il soit possible de désigner un personnage historique précis. ” (2) → p. 43

Aucune trace de cet homme ailleurs que dans la Bible. Thomas Römer traque ainsi inscriptions et documents, et cela devient passionnant de comprendre que le récit mêle des bribes de traditions, des inventions au service d’une politique et des faits réels. Et que ce façonnage dans le temps long permet d’asseoir des valeurs auxquelles vont adhérer des générations d’humains. “ La Bible est une reconstruction après coup du passé. ” (2) → p. 55

Prenons deux exemples de ce façonnage, l’éviction du féminin et la voie vers le monothéisme. D’abord donc, la “ reine du ciel ”, Ashérah, sans doute compagne de Yhwh1 au cours des premiers siècles :

“ Bien que les rédacteurs bibliques critiquent les rois qui auraient favorisé la vénération d’Ashérah, il fait peu de doute que, jusqu’à la fin du VIIe siècle avant notre ère, ce culte jouait un rôle important. Ashérah était associée à Yhwh, peut-être dans le Temple de Jérusalem, via une statue placée à côté de la sienne. ” (1) → p. 225

Les femmes dans le Temple tissent des robes pour Ashérah, qui apparaît comme le pilier féminin qu’on va ensuite gommer. À la fin du VIIe siècle, Josias, nouveau roi de Juda, entreprend une profonde réforme, qui inclut l’élimination d’Ashérah :

“ Josias sortit de la maison de Yhwh l’Ashérah, qu’il emporta hors de Jérusalem, vers l’oued Cédron ; il la brûla dans le Cédron et la réduisit en poussière. ” (1) → p. 265

Au-delà, on va affirmer que “ Yhwh est le (seul) dieu d’Israël et il est un. C’est-à-dire qu’il n’y a que le Yhwh de Jérusalem. ” (1) → p. 268. Soit donc, qu’il n’y a plus qu’un seul lieu de culte. Puis les Babyloniens prennent le contrôle, c’est l’exil, puis la destruction du Temple, en 587 avant notre ère. Dès lors, on va passer du Dieu un au Dieu unique. On réécrit les textes, on affirme que Yhwh a choisi Israël parmi toutes les nations, qu’il est le seul vrai Dieu et que c’est pour punir Israël qui vénérait aussi d’autres dieux qu’il a permis l’exil et la chute de Jérusalem. Ainsi s’invente le monothéisme d’Israël, dans le long temps d’un périple dont Thomas Römer dévoile avec précision toutes les étapes.

Le Coran, des tribus d’Arabie aux conquêtes des empires

Si le récit biblique ainsi produit par des siècles de vie d’Israël est lisible comme une histoire, le récit coranique, lui, “ se donne à lire comme un immense puzzle et un texte en morceaux dont chacun est censé correspondre à un moment d’oralité. ” (3) → p. 63. Il faut l’extrême érudition de Jacqueline Chabbi, sa connaissance fine de l’arabe et du terrain de l’Arabie pour nous faire comprendre que, là encore, c’est le contexte sociétal qui produit le récit en cohérence avec ce qu’il est. Contexte qui change ensuite et qui va donc changer le récit. Même si le façonnage en islam ne prendra que deux siècles à peine.

Le territoire d’éclosion n’est pas ici celui d’un royaume qui se structure, mais de l’articulation entre nomades et sédentaires dans ce pays désertique, avec en soubassement les pratiques tribales. À La Mecque, la parole révélée par l’inspiré Mohammed ne “ prend ” pas, elle est même contestée, et lui rejeté, car “ dans cette société, point de conviction sans efficacité dans l’action. ” (3) → p. 58 Il faudra l’Hégire à Médine et un “ tournant politique ” pour que la parole de l’inspiré devienne efficiente.

“ À La Mecque, le discours était sa seule arme, mais il a échoué, vaincu par la tradition patriarcale qui se moquait bien de savoir s’il y avait un lieu de châtiment ou un lieu de délices après la mort. […] Les hommes de tribu sont des pragmatiques. Ils veulent des preuves. ” (2) → p. 206-207

Ces preuves vont leur être fournies par les butins des razzias. Après des années “ de coups de force et de négociation, il aurait réussi à rallier à l’alliance de son Dieu les Mecquois qui l’avaient banni ”. (2) → p. 207
Et au sein même des sourates du Coran, les versets s’emmêlent entre période mecquoise et médinoise, que Jacqueline Chabbi s’ingénie à discerner. Et au-delà de ces deux périodes, quand les conquêtes vont se développer, l’imaginaire tribal s’efface et un autre façonnage de la parole se développe :

“ Face aux enjeux de vie qu’il doit affronter et auxquels il cherche à répondre, le discours coranique ne peut se payer le luxe de faire de la théologie. Celle-ci ne manque évidemment pas de se développer ensuite, de manière multiforme, dans les contextes variés des empires et des royaumes d’obédience musulmane. Mais cela commence à se faire quand on est définitivement sorti de la phase où subsistaient des éléments marquants de l’imaginaire tribal. ” (2) → p. 139

La parole coranique s’instaure de manière bien différente de celle de la Bible : pas de féminin à l’origine à côté d’Allah, pas de mythe d’origine de l’humanité, mais toujours “ la représentation d’une société terrestre en action ”. (2) → p. 156 Pas de “ tables de la Loi ”, les règles coutumières de la tribu sont déjà là. Mais on retrouve des interrogations sur les personnages :

“ Il est donc plus que probable que le nom de Mohammed, si peu présent dans le Coran, est une adjonction tardive que le “ messager ” a reçue au temps des Omeyades. ” (2) → p. 198

Le façonnage concerne aussi des notions cruciales :

“ On ne peut que rester confondu devant l’ampleur prise par la notion de “ charia ” dans certains courants musulmans radicaux contemporains, eu égard à la fois à la faiblesse de son ancrage coranique et à la spécificité de son sens dans le Coran. ” (3) → p. 216

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La lecture de ces trois livres éclaire sur le parcours collectif d’élaboration des textes, à partir des événements historiques et des paroles premières. Les récits sont polis, réécrits, mélangés, au fur et à mesure du temps, en fonction des nécessités politiques notamment, jusqu’à ce qu’ils soient figés comme éléments sacrés. Il reste que ces récits ont été dans l’histoire – et le sont encore – des opérateurs puissants, fondateurs de sociétés, de croyances, de visions du monde. On pourrait s’interroger sur ce qui a constitué leur puissance, au-delà de l’adhésion mimétique initiale. L’Occident de la Bible s’est construit sur le modèle centralisé du royaume, en lien avec un Dieu unique dont on avait détruit la part féminine, mais dont la parole commençait à se dégager de la violence (Caïn tue Abel mais il est lui-même condamné, Yhwh arrête le sacrifice d’Isaac par Abraham). L’Orient du Coran s’est érigé sur le modèle tribal, mais a dû rompre avec lui :

“ Les califes abbassides, bien qu’étant tribalement apparentés à leurs prédécesseurs, ont su rapidement s’aligner sur le schéma classique des empires qui les avaient devancés... ” (3) → p.271

Pour autant, les routes du savoir de l’islam ont inventé le multiculturalisme, qu’on voudrait tant voir renaître aujourd’hui :

L’islam “ a réuni dans un même ensemble l’Orient iranien héritier de civilisations de très haute culture et le monde grec romanisé de l’Égypte et du Proche-Orient, eux aussi à la pointe de savoirs scientifiques et de la haute philosophie aristotélicienne ou néoplatonicienne. […] Cela se poursuit pendant plusieurs siècles, avec des découvertes fécondes en mathématiques, médecine et astronomie, et dans bien d’autres domaines. ” (2) → p. 235-236

Il a en quelque sorte sauvé la science, pendant que l’Occident s’oubliait sous les invasions barbares… Ces livres engagent aussi à un respect pour ces textes si humainement fertiles, chacun dans leur territoire de vécu et de pensée, ainsi qu’à des questions sur les dérives auxquelles on assiste aujourd’hui.

1 Yhwh, le tétragramme, désigne dans la Bible hébraïque le Dieu d’Israël, qu’on a transcrit plus tard en Yahvé.

 

Écriture janvier 2022