Gochavank
Tympan • Chapelle de l'Illuminateur
Gochavank
Le monastère vu du bas de la colline
Kobayr
Visage du Christ de l'abside
Yovhannavank
Église St-Jean-Baptiste • Le tympan, parabole des vierges
Tegher
Croix sur les pierres de la façade
Noradouz
Détail d'un khatchkar
Haghbat
Église St-Signe • Les donateurs, Sembat le roi et son frère Gourguen
Ererouk
Restes de la façade
Makaravank
Église principale • Motif polylobé
Erevan
Manuscrit au Matenadaran
Aghitou
Une pierre tombale
Sevan
L'église des Saints Apôtres et le lac
Moro dzor
Chemin dans le village
Ketcharis
Le bac à bougies
Areni
Pierre tombale près de l'église
Bjni
L'église Saint-Serge
Geghard
Des femmes vendant leurs gâteaux
Noradouz
Le troupeau qui rentre au village
Edjmiadzin
Église Shoghakat • Détail de la façade ouest
Tatev
Motif sur le tambour de la coupole

Terre perdue
dans l'entre monde
peuple dispersé
comme jamais témoin
de notre devenir.


Terre précaire
depuis toujours
entre la résistance
et l'universel.

Certains titres claquent au vent comme des emblèmes, purs et cinglants à la fois, inquiétants, transcendant d'emblée le livre qu'on va lire. “ Vidures ” est de ceux-là, vieux mot de la langue qui désignait au départ un espace creux, puis ce qu'on ôte d'un animal quand on le vide, puis plus largement les déchets. Mais le mot continue de sonner entre le vide, le dur et les ordures.

Et Denis Donikian, lui qui connaît si bien la langue de France, sait que ce titre fait écrin et mystère tout à la fois, à ce roman inclassable, métaphore de notre aujourd'hui, où l'espace du monde semble se creuser, s'évanouir, se vider irrémédiablement. Et ne produire que des immondices, tout au voisinage de la mort.

Une immense décharge et un cimetière, tout à côté, voilà le cadre et quasiment l'unique scène de ce livre. Cela se passe à Erevan, du haut de la décharge on domine la ville et l’œil se perd au fond de l'air au loin dans le paysage mythique de l'Ararat. Mais est-on vraiment en Arménie ? Assurément, oui. Par l'écriture d'abord, truffée de mots arméniens qui disent l'ambiance des jours. Par les évocations ensuite, du pouvoir corrompu, de la société déglinguée, implacable, en voie presque de se dissoudre. Par la densité des personnages enfin, qui vivent là, à même la décharge, chiffonniers de haut vol, porteurs d'une sorte d'incandescence au bout d'eux-mêmes, gonflés des émotions de leurs malheurs, y puisant même leurs paroles et leurs rêves.

Mais on est ailleurs aussi, inéluctablement partout. L'écriture fait à la fois l'intense et le distant, dans le magma subtil et puissant des mots, où tout va du concret à l'irréel, plus vrai soudain que nature, plus universel. Ainsi, Roubo, le gardien du cimetière qui évoque ces femmes écologistes qui “ viennent régulièrement sangloter autour du trou noir, un peu plus haut. Dans l'ancien régime, on y a déversé cinq cents tonnes d'un produit toxique actif.[..] C'est par ce trou qu'ils sortent mes morts. Ils font un tour en ville et rentrent avant le lever du jour. La mort est maintenant là, parmi nous. Les morts ont mis de la mort partout où ils pouvaient. Ils en ont saupoudré nos paroles. Car vois-tu, la mort, c'est le sel de notre survie. ”

Gam' est le personnage central, étrange intellectuel échoué là, qui déchire les sacs d'ordures comme les autres pour quelque pitance, qui tombe par hasard sur le convoi de funérailles de sa mère, depuis longtemps perdue de vue, qu'on vient enterrer là, qui se rappelle la catastrophe, la violence de la terre qui tremble à Gyumri, métaphore de toutes les catastrophes, qu'il faut fuir toujours, pour une vie ailleurs.

Mais l'exil ici a dépassé l'histoire. Et la vie s'est réduite à cela, errer dans la décharge. Et Gam' est au centre d'une absence de récit, d'une absence de société. Il y a bien des faits qui s'enchevêtrent – ce cadavre indésirable qu'il faut enfouir dans les déchets et le silence, la truie Bella qui s'étouffe en croyant qu'un sac en plastique est bon à manger, et tous vont partager ensemble ses viandes grillées... Et des femmes et des hommes qui interagissent – Dro l'homme à la tractopelle, sorte de gérant halluciné de cette étrange tribu, ceux à lunettes et costume noirs, inquiétants envoyés du pouvoir... Mais c'est, au cœur de ces ordures qui fument et prennent à la gorge, le vide partout régnant. Avec parfois, une lueur du temps d'avant : “ Quand j'ai commencé à chanter à l'église du Saint-Signe, c'était pour survivre. Je l'ai fait pour de l'argent. Et voilà que ça pèse encore sur ma voix. Cette voix n'oublie pas le temps qui s'est cassé quand elle résonnait dans une église en ruine et qu'il fallait donner à manger au corps. Il m'arrive, une fois ou deux, d'oublier le répugnant de nos ordures. Oui, ça m'arrive. Une fois ou deux. Alors, tu as raison, un parfum m'envahit. L'espace de quelques secondes, je me sens porté au-dessus des fumées.[..] Je suis dans la musique qui met l'homme entre lui et le grand ciel. ”

Tout cela, bien sûr, finit mal, ou d'un certain point de vue ne finit pas, tant la moindre parole libre, au cœur surtout de ces ordures, trop voyante comme elles, a besoin d'être nettoyée, éradiquée.

On aura compris, à la lecture des extraits ci-dessus, la puissance de cette écriture, à la fois au sein des choses et détachée d'elles, couvrant de sa fluidité exacte le monde. Il faudrait dire aussi tout son foisonnement, son humour parfois jusqu'à la nausée, cette énergie surtout d'un chant tentant, dans l'implacable désolation, de trouver, par bribes, des issues.

“ L'homme ne regarde le monde qu'avec les yeux de son angoisse ”, écrit le narrateur à la dernière page. Mais, un peu avant, Anna, la mère morte “ n'avait pas le pouvoir de déchirer le voile qui embrumait les fatalités du monde. Seulement de déplacer les lignes sur la carte des heures humaines pour sauver la moindre espérance et l'offrir à l'élu comme une épreuve destinée à faire de lui un semeur de ciel plutôt qu'un exalté de la terre. ”

Langue immense, à la pointe de l'exacte poésie, qui regarde lucide l'état du monde, qui le dépasse, qui cherche inlassable l'humanité.

Vidures
Denis Donikian
Actes Sud (2011)
368 pages, 11,5 cm x 21,5 cm