Cela tient du voyage, mais aussi de l'histoire, et c'est une merveille d'écriture qui suit le périple d'un homme en quête de la mémoire de sa famille, là-bas, en Anatolie.
C'est un petit livre, qui rassemble des articles publiés dans le journal Libération. Ces textes rendent compte à leur manière d'un voyage de l'auteur en Anatolie, en quête des bribes d'un réel, qui resterait sur la terre des racines. Mais Jean Kéhayan est un écrivain de talent, et le territoire et la mémoire s'incarnent dans une langue qui fait corps, qui rend palpable cette dimension d'humanité telle qu'à la lecture soudain tout s'agrège, à fleur d'émotion et d'exactitude à la fois.
Les deux premiers textes sont consacrés à Sétrak et Guldéné, le père et la mère. Leur fils est d'abord à Elazig, entre Diyarbakιr et Malatya. La ville nouvelle, "sans âme", s'étale au pied de Karpouth, l'ancienne, sur les hauteurs. Karpouth où vivait Sétrak, qui a 7 ans en avril 1915. Ce jour-là, quand les gendarmes sont arrivés dans la ferme modeste, il est monté "sur le toit de la maison et, par la trappe, il a vu l'extermination de tous les siens, il a vu les soubresauts de son père, le crâne fracassé à coups de pierres..." Et il s'est enfui, seul, errant durant des jours. Et le fils est revenu là, longtemps après, cherchant parmi les souvenirs transmis. "Et je me retrouve dans la peau de l'étranger arrivé trop tard à l'enterrement de ses illusions."
Et Jean Kéhayan d'écrire ensuite sur sa mère, cette fillette d'un an qui pleure dans les bras de sa mère à elle, déportée dans le désert, et les "gendarmes turcs arrachent le bébé des bras de sa mère et l'enterrent sommairement dans le sable." Les missionnaires américains qui suivent les colonnes de déportés la sauveront, qui "ont entendu le sable pleurer". L'auteur se rappelle cela, qu'il découvre seulement à la mort de sa mère à Marseille, par la voie d'une de ses amies. Elles ont gardé leur secret. Et maintenant, "je réalise que malgré tout ce que j'ai lu, malgré tout ce que j'ai entendu, je me trouve pour la première fois face à un témoin oculaire, un espèce de monument de douceur dont chacune des rides apporte un peu plus de froide crédibilité à ce qui a été."
Trébizonde, Istanbul, l'Ararat, Van et Aghtamar, Kars, Ani... le voyage dans l'écriture et la mémoire ainsi continue, limpide et tout au bord d'un gouffre insondable. Et pourtant, à la suite de Hrant Dink son ami, Jean Kéhayan affirme "qu'on ne saurait tenir pour responsables les petits-enfants ou les arrière-petits-enfants de ceux qui ont tenu les armes des massacres." Le dernier texte du livre est un appel à la Turquie, "chance de l'Europe", à la réconciliation, à une démocratie exigeante et consciente. Et cet appel résonne aussi bien pour la Turquie, que pour l'Arménie elle-même ou encore la France, celles des Lumières par ces temps bien affaiblies.
Mes papiers d'Anatolie
Jean Kéhayan
Éditions de l'Aube (2006)
94 pages, 11 cm x 17 cm