Pourquoi montrer des coiffes paysannes aujourd'hui et tresser autour d'elles une parole qui permette de les approcher ? Que gagne-t-on, qui plus est, à les rendre proches du patrimoine roman, ou de l'architecture arménienne ?
Dans tout ce que les générations se transmettent, tout ne fait pas patrimoine. Celui-ci se construit dans la durée, dans cette distance que le regard porte sur les choses, il faut qu'on ait choisi, choisi de garder d'abord, puis qu'il y ait eu un travail de mémoire, un dialogue entre l'autrefois et l'aujourd'hui. Le patrimoine n'a de sens que comme passerelle entre une culture qui témoigne encore et une autre à inventer jour après jour, entre nous.
Ces coiffes que les femmes de Saintonge et du Poitou ont créées et portées, au temps de l'apogée de la civilisation rurale, sont encore proches de nous, mais leurs formes, leurs dentelles, leurs usages... atteignent désormais une permanence qui nous permet de les interroger, de les parcourir comme en un voyage.
Et toute permanence mérite d'être confrontée à d'autres. Y a-t-il si loin, des dentelles de pierre des khatchkars d'Arménie, à celles de ces coiffes ? Les deux disent la précarité des signes, le dialogue avec l'espace... autrement bien sûr, dans un contexte tout autre. Mais comment ne pas tenter ce tissage, aujourd'hui, d'un patrimoine à l'autre ? Le temps du monde et de cette planète si fragile qui est nôtre, nous le demande.
Sans visages...
Sans visages, car ces corolles de toiles et de dentelles, de rubans et de plis ont été créées pour des visages de femmes. Leurs volumes, leurs galbes, cette sorte de dialogue qu'elles entretiennent constamment avec l'air et la lumière, tout en elles était fait pour magnifier la beauté des courbes, la clarté de la peau, l'inoubliable empreinte du visage sous le regard.
C'est donc comme une absence, un manque que ce site traverse de part en part. Les visages que vous verrez parfois sur les images sont inertes, ce sont ceux des marottes, ces masques de carton décorés qui figurent en creux les femmes qui portaient les coiffes. Mais à voir ces écrins si finement construits pour la beauté des femmes, on ne peut que rêver à celles qui les portaient, comme si tous ces orbes de dentelles étaient des berceaux pour elles, et qu'on allait pouvoir raconter leur histoire à chacune, les imaginer dans leurs villages, les voir grandir, jouer, danser, se marier...
Lire la vie
Les coiffes sont des objets à la fois très précaires et porteurs d'une multiple mémoire. Précaires par la fragilité du tissu, de leur montage, leur légèreté... on sent bien qu'un mouvement d'humeur ou le vent même pourrait les dissoudre à jamais. Mais objets tenaces aussi, lecteurs des vies paysannes, des identités, des grands moments de l'existence, mariage, cérémonie, morts des proches... les coiffes de deuil sont autant "prenantes" que celles de sortie.
On devine ainsi en filigrane, d'une coiffe à l'autre, les mouvements des vies de ces femmes qu'on ne verra jamais. On cherche dans ces jeux de la lumière et des plis, des rubans qui se croisent, ce que devaient être les jours et les saisons d'une communauté à la vie encore rude, mais que le développement des campagnes ouvrait à l'innovation.
En quelques décennies du XIXe siècle, la civilisation rurale en France atteint son apogée et commence un lent déclin : le temps des coiffes est d'abord celui d'une création très locale, ancrée dans les villages, qui peu à peu va s'ouvrir à la ville et l'industrie, puis à la mode.
Parcourir cet univers des coiffes, c'est donc aussi mesurer les effets d'une globalisation, à l'échelle du pays de France, qui dissout peu à peu les codes vestimentaires, identitaires, des villages de Saintonge et de Poitou, et impose le modèle de la grande ville, la mode parisienne, comme nec plus ultra de l'élégance féminine à la campagne.