Xi’an et son armée d’images

Qu’est-ce qui, un jour, fait rêver de la Route de la Soie ? Plus de traces dans la mémoire, mais le sentiment que ces itinéraires, depuis plus deux millénaires de caravanes, de commerce lent mais dense, ont forgé, confronté des visions du monde.

Elles se sont heurtées, enrichies, dans le temps long. Deux millénaires. Qu’a-t-on appris, de l’altérité, du mélange de soi avec l’autre ?


C’est ce qui me traverse, à Xi’an, dans la nuit, dans cette ville qui fut Chang’an, capitale de l’ancienne Chine, origine et fin de cette Route. D’où je suis, je vois la merveille éclairée d’un temple ou d’un palais peut-être, milliers de lumières qui découpent chaque étage, révèlent l’architecture, les bois, les assemblages. Dans la rue, à même le trottoir dans les recoins, des vendeurs de fruits secs, de petits pains. En face, l’appel de ruelles sombres où tout à l’heure on se risquera, découvrant au hasard des seuils ouverts une pauvreté cachée dans la moiteur, ampoules tremblotantes, ombres furtives. À droite, de l’autre côté de la place, les lumières du centre commercial immense, marbre rose et façades de verre, qu’on a parcouru déjà, ascenseurs, verrières, galeries, où tout se montre, tout s’achète. Le regard va sans comprendre, de ces panneaux lumineux, téléphones mobiles, fast food, stars d’Occident qui s’affichent, à cette architecture traditionnelle si complexe qui se découpe elle aussi dans la nuit.


Au matin, quelques kilomètres, à peine fraîcheur et ciel bleu, et voici des esplanades dallées que la foule emprunte déjà, bâtiments récents, grandes lignes de béton d’où naissent de vagues formes de toits comme aux pagodes. Tout est immense en ce pays, et sans doute depuis toujours cette terre est-elle celle de l’espace et du nombre. Elle tutoie ce qui ressemble à l’infini, depuis plus de deux millénaires, depuis qu’elle s’est donné la conscience d’elle-même. Nous entrons dans l’immense, escaliers, puits de lumière, piliers… espace monumental qui tient du mausolée et du musée.


“ On y pénètre par un chemin boueux où sont jetées des planches pour faciliter le passage des brouettes et, d’un coup, on se trouve entouré de tranchées où reposent six mille statues d’argile, modelées dans des moules, cuites et ensuite peintes. Elles ont plus de deux mille ans et leur beauté est saisissante ; toutes diffèrent par un geste, une expression du visage, un détail du costume ou de la coiffure. Chacune a la taille d’un homme. La plupart gisent encore pêle-mêle telles qu’elles furent retrouvées sous les poutres et les toits effondrés ; sur les parois de terre dure on voit les traînées sombres laissées par le bois pourri.
Jamais encore, dans un site archéologique, je n’avais été à ce point saisie par l’émotion... 1


Anne Philipe écrit ces lignes cinq ans après qu’en 1974, trois paysans creusant un puits eurent découvert cette armée, milliers d’images créées pour accompagner dans l’au-delà Qin Shihouangdi, considéré comme le père de l’unité de l’empire chinois. D’abord roi de Qin, il a pris ce nom de “ Premier Empereur ” en 221 avant notre ère, après avoir vaincu les autres Royaumes combattants. Il a trente-huit ans. Il règne dès lors pour le meilleur – création d’un système territorial, unification de la monnaie, des caractères de la langue, création de routes…, et pour le pire – destruction des livres, assassinats d’étudiants, impôts très lourds2… De cette date jusqu’à sa mort treize ans plus tard, il fait construire son mausolée où plus de six mille personnes travaillent.


Pays du nombre déjà, une ampleur telle qu’on l’assimile à l’infini, une sorte de profusion pure, donnée, dans l’instant et hors du temps. Et quand on découvre cette première fosse aux milliers d’hommes d’argile, en trois rangées tout au devant sur une largeur qui dépasse le regard, et derrière en d’immenses processions comme émergées de la terre, c’est, après l’indicible du choc, à cela que l’on songe, la profusion, comme une éternité de la représentation. Images sur images des hommes de guerre, debout, certains portant l’armure, avec parfois des chevaux par trois ou quatre qui les accompagnent. Tous sont à leur taille d’homme ou de bête, saisissants de réalité, tellement que l’œil s’éparpille, cherche à se dilater dans cette quête des différences, des expressions, des similitudes. Et l’on se perd, comme toujours dans le multiple, on pense maîtriser son regard, mais c’est la myriade d’images qui vous enveloppe, vous place ailleurs, à cet endroit exact – ou ce moment – où la plénitude et l’incertitude sont liées à jamais.


La lumière naturelle baigne ces figures d’une étrange irréalité où leur statut d’images, de substituts, frappe d’évidence, mais où aussi leur multiplication, leur effet de foule vous taraude au plus profond. Alors, comme souvent devant le vertige visuel, on s’agrippe aux détails, on isole les visages. De l’un à l‘autre, un long temps pour chacun, dans le hasard mobile de l’œil. De la diversité qui semble inépuisable à cette sérénité du nimbe. Ces guerriers accompagnent leur chef dans la mort avec une sorte d’acquiescement profond qui va parfois jusqu’au sourire. Comme si l’attitude figée pour des siècles n’avait pu se construire que dans une retenue bienveillante, nuancée, intérieure à chaque personnage, qui en fait leurs différences et leur unité.


Des chercheurs ont scruté l’extraordinaire réalisme des visages3. Des années de relevés, les formes du nez, les moustaches, la bouche, hauteur et courbe du front, chevelure… Des tentatives de modélisation, d’analyses, qui déportent le réel de l’image mais ne le résolvent pas. Car ce détail des visages sous l’œil ne pointe rien de précis : ces hommes de terre cuite ont en partage l’humanité, et de chacun naît certes l’image d’un sujet mais si évanescente – posture, geste appuyé, visage baissé, douceur marquée du profil… Et quand, bien après, on se déprend de la vision, c’est cela qui en fait au fond la vérité dans la mémoire, cela l’humanité, cette intimité conjuguée des milliers de visages, au cœur du même et du singulier.


Quand on avance sur la passerelle, au bord du bâtiment, l’image se lézarde : des guerriers encore ensevelis dans la terre dont on ne voit que le visage et le cou, des corps intacts mais sans visage, des corps reconstitués fragment après fragment, et dont il reste des trous béants. Patient travail de l’archéologue, qui recoud dans l’hétéroclite les mondes enfouis. Et visions successives d’un patrimoine qui s’élabore, gomme ses incertitudes, veut reconstruire une vérité peut-être inaccessible.


Au-delà de l’affirmation de la puissance qu’on éprouve ici dans l’absolu, on se demande ce qui fonde ces images. Dans l’histoire de la Chine, “ pour la première fois apparaît, à la place des victimes humaines, leur représentation sculpturale ”4. Équivalence de la terre et de l’être humain, sacrifié autrefois, et maintenant figuré seulement, mais au tout près du réel. Images aux fondements de la violence mais qui tentent de l’éloigner. Entreprise gigantesque, collective, menée par l’empereur qui érige sur sa mort le sacré pour tous.


La terre cuite passe les siècles, la poussière humaine s’effrite dans les tombes. L’historien de ces premiers temps chinois, Sina Qian, écrit à propos de ce mausolée du premier empereur : “ Quand les funérailles furent terminées, quelqu’un fit remarquer que les ouvriers qui avaient construit les mécanismes et caché le trésor, connaissaient sa grande valeur et que le secret serait mal gardé. Aussi, à peine la cérémonie terminée, alors que la voie d’accès au sarcophage avait été bloquée au fond du mausolée, on laissa tomber la porte qui fermait l’issue extérieure, de sorte que pas un seul de ces ouvriers n’en réchappa ”5. L’image naît comme un substitut du vivant qui doit mourir, elle témoigne en creux, comme un trou noir, des meurtres arbitraires, de ces bâtisseurs emmurés. L’image cache l’inavouable de la mort. Montrée, affichée, flottante aux yeux de tous comme un emblème, elle fonde l’absolu du pouvoir. À la fois grandeur de ce qui fait tenir ensemble les hommes et, au plus profond, enfouissement de cet injustifiable qui les relie.


Aujourd’hui qu’à proximité de ces milliers d’images humaines modelées dans la terre, le mausolée du fondateur reste encore intact, préservé des fouilles et du désir patrimonial, il faut peut-être rappeler le paradoxe de celui qui “ décréta que quiconque se référant au passé critiquerait le présent serait mis à mort ”6. Paradoxe au seuil de l’histoire humaine, de cet impossible effacement de la violence qui va la traverser. Images premières, à la charnière de l’homme sacrifié et de l’idole. Dans la multitude qui impose sa force.

Xi’an, en 2006.

1 Anne Philipe, Promenade à Xian, Gallimard, 1980, p. 42.

2 Zhang Fao, China’s First emperor and his terra-cotta army, Shaanxi Travel Tourisme Press, 2005, p. 21.

3 Feng Shenqi, Earthshaking Gem of Molding, Qin Terracotta, Beijing Normal University Press, 1995.

4 G. Fossati, Chine, Nathan, 1983, p. 34.

5 Cité dans ibid. p. 32.

6 Anne Philipe, op. cit., p. 45.

Écriture 28/04/2021

Xian