Gildas, la mémoire

Au Grand Mont l’hiver, il n’y a presque personne, nous sommes avec le vent, avec la lumière changeante, avec le sentiment d’être portés ailleurs.

Sur quelques kilomètres, le sentier longe les falaises, monte et descend, le paysage enrobe le corps, il fait mouvance en soi. Et l’hiver, il s’est comme nettoyé de lui-même, laissant à nu sa profondeur, ses hésitations entre le spectaculaire et l’intime. Ici, le regard, c’est vers la mer, cherchant au loin les îles, et c’est en soi aussi, entre la grandeur du monde qu’on cherche à tâtons, et la solitude qui s’incarne en soi, à cette approche de l’immensité.

Le paysage fait place nette, il nous livre à lui-même, à ses origines. On a toujours besoin de lire les mémoires, tisser les liens du temps nous apaise peut-être. La légende dit qu’ici, au VIe siècle, Gildas, un moine venu des terres celtes du Nord, termina son périple et fit de ces rivages les siens, tant ils lui rappelaient ceux de ses origines.

Ce Grand Mont n’a certes pas l’intensité sauvage de la Slieve League du Donegal, mais c’est la même emprise vers l’ailleurs, vers l’indécidable. Tout comme les îles du golfe proche, dont certaines s’attachent à la terre le temps d’une marée, tressent dans l’œil la folie sombre des rivages d’Irlande, où l’on ne sait jamais où l’on se trouve vraiment, entre la terre et l’eau. Gildas prit place ici, porté par sa mémoire, par la parenté dans l’échancrure des roches, par la manière peut-être qu’avait le rivage de se distordre dans la mer, d’inépuiser jamais son chant en lui-même.

Gildas, dit-on, fit naître une abbaye à deux pas de ces rives. Rien n’est parfaitement certain dans la légende, il faut à la mémoire de vastes étendues pour la croyance, pour que les hommes se rassemblent, pour qu’ils construisent un imaginaire qu’on va partager durant des siècles. Plusieurs Vies racontent, plus tard, la sagesse de Gildas, d’où il était venu vraiment, sa mort à l’île d’Houat en face de ces rivages.

Dans la légende, ce n’est pas la vérité qui coule, mais la puissance de la trace du personnage, ce qu’il a laissé en strates, dans les mémoires successives. Gildas, puis d’autres après lui, Félix, Goustan… ont fait rayonner la vie de ce lieu. Nous sommes là au début du XIe siècle, après les raids vikings en 919, dont on a gardé traces aussi. La mémoire en motifs a tissé son récit longtemps, et dans lui l’on s’est reconnu pour une part de soi-même.

Et parce qu’on commence à garder la trace écrite des faits – du moins de certains d’entre eux – la légende se transforme en histoire. Les humains ne peuvent supporter l’incertitude, alors ils multiplient les témoignages, ils peuplent de plus en plus leur passé, leur présent, ils disent ce qui doit être, selon leurs désirs, leurs intérêts. L’histoire reste incertaine. En 1125, l’abbaye va mal, les moines qui sont là font appel à Pierre Abélard, mais ce grand intellectuel n’arrive pas à gérer ces gens qui chassent tout le temps, parlent une langue pour lui étrangère. Abélard reste ici huit ans et finit par s’enfuir…

Il reste de cette aventure hantée par la puissance celtique des paysages, une abbatiale romane remaniée, mais dont l’architecture conservée du chevet et la cohérence de ses volumes intérieurs font écho à l’inquiétude essentielle de l’humain, quand celui-ci dans sa quête de l’invisible n’impose pas encore sa propre domination. La pierre dialogue avec ce qui n’est pas elle, sa présence n’est pas encore au service des certitudes.

Sur le sentier, dans ce maigre espace encore protégé de l’avidité humaine, dont toutes les maisons sont comme un signe en arrière-plan, je m’interroge sur le peu de force aujourd’hui de ces paysages celtiques, pour forger la réalité du monde. La mémoire et les images sont bien rangées dans la bourse aux voyages, elles agrémentent les randonnées qu’on fait pour fuir le gris des jours.


Saint-Gildas de Rhuys

Écriture 30/11/2021