Le pommier

Nous avons commandé un pommier, une demi-tige, pour qu’on ait des fruits avant de mourir, dis-tu.

Tu souris, c’est à peine un voile sur ta parole. Le temps nous tient la gorge, il écrit dans nos corps des finitudes, sans répit. Je voudrais te dire le prodigieux bonheur d’être ensemble encore, je n’ose pas, les années ont forgé entre nous des silences légers comme dans l’air du printemps les premiers vols d’oiseaux.
Je vais creuser le trou, pour mettre le pommier dans la terre meuble, qu’il reparte sous peu, que la sève en lui monte et fasse feuilles et fleurs, et puis fruits dans deux ou trois saisons.

Tu feras compotes et tartes encore, nous les mangerons au couteau encore, durant les années qui nous restent, et ce sera encore le bienfait de cela qui grandit au verger, et se cueille. Comment demeurer légers et doux, ouverts à la journée qui vient, à la suivante, comment accepter la fin de soi sur cette terre, au cœur aimé des jours ?

Nous avons déjà planté bien des pommiers, celui-ci est de l’espèce Patte de loup. On dit qu’Anne de Bretagne, déjà, aimait ces pommes parfois striées d’une marque, comme une éraflure sur la peau rappelant la griffe du loup. Comment fait-on naître une espèce de pomme ? La patte de loup a la peau brune, presque orange, son goût est reconnaissable entre tous. Celui qui l’a créée, quelque part dans les Mauges, en Anjou, près de la Loire, savait-il qu’il allait prolonger durant des siècles cette saveur et cette bienfaisance ?
Quels fruits laisse-t-on après soi ? Ceux du jardin, et ceux de la mémoire. Ceux en guirlandes entre nous où l’on pourrait s’émerveiller encore comme dans l’enfance. Face à ce monde vidé, désenchanté, qui semble tant épuisé de lui-même, que planter vraiment, qui nous dépasse un peu, qui soit fertile au moins pour quelques-uns ?

Nous n’avons que notre histoire, la faible lueur d’un amour surpris d’être arrivé vivant jusqu’à ce jour. C’est à peine un voile, sur ce qui vient, sur ce qui continue, le vivant chaque saison pour la sève, chaque instant de nos corps éveillés pour la bienveillance, l’exactitude, les gestes qui tissent entre nous, entre nous et le monde, qui font tenir un peu, qui prolongent.

Écriture 17 janvier 2022