Premier village, l’enseigne

C’est mon grand-père, penché dans l’atelier de peinture au bout de la cour. Il a déjà peint à plusieurs couches le grand panneau de bois.

Il est penché vers lui, sur la table encombrée. Il prend ses pinceaux, fins comme de petites mèches de cheveux, il mélange les couleurs. En silence. Comme une cérémonie très lente.

Je m’approche, je n’ose rien dire. Sa main gauche cale la main droite, avec laquelle il fait des traits, par petites passes. Le temps s’écoule, il reprend sans fin le même geste – de la couleur sur le pinceau, on dirait un crayon, et le trait bien droit sur le panneau blanc. Il semble comme ailleurs, concentré sur ces marques de couleurs qu’il met au monde. Bientôt je devine la première lettre, le A majuscule. Il s’arrête, sort de son cercle enchanté, semble découvrir que je suis là à l’observer. “ Il va falloir faire l’ombre maintenant, dit-il, tu vois, comme sur le modèle ”.

Il me montre la feuille de papier, bien couverte de taches de couleurs. Il y a là toutes les lettres de l’alphabet, dessinées dans l’exactitude, avec leur ombre portée. Les lettres qu’il peint – le A, puis le L – sont bien plus grandes. “ C’est juste le modèle ”. Je reste avec lui longtemps, des heures, avant que le mot ALIMENTATION ait rempli le panneau blanc. “ C’est pour Monsieur Figuères, au milieu du bourg ”. Il a lavé ses pinceaux si fins à la térébenthine, soigneusement. “ On va laisser sécher ”. Le panneau est un peu de biais, sur la table. Il range le modèle, dans une sorte de cahier.

J’ai retrouvé ce cahier il y a quelques années en vidant la maison de mes parents. En fait, un petit livre à la reliure défaite, à la couverture délabrée sur laquelle on devine encore le titre “ Matériaux & Documents d’Art Décoratif ”. Monsieur L. Labbé, l’auteur de cette trentaine de planches de lettres – Lettres Égyptiennes à biseaux, Lettres fuyantes, Lettres antiques… – écrit dans sa présentation qu’il “ a composé cet ouvrage pour donner aux Peintres de Lettres et aux Entrepreneurs de Peinture éloignés des grandes villes les modèles nécessaires à leurs travaux journaliers ”.

Toutes les planches ont été découpées du livre. Au verso de certaines, des esquisses au crayon comme “ 1949 ”, “ Bois Charbon Transport ”, “ Basket-ball ”, ou encore le chiffre 4 plusieurs fois, avec ses courbes, ses inflexions, ses pleins et ses déliés. Le modèle est usé, chargé d’éraflures, de traces de réflexion, semé de couleurs tombées là du pinceau sans doute.

Je regarde ce témoignage de pratiques qui ne sont plus. Comme nous tous, je suis constitué de ce que j’ai reçu dans l’enfance, ces gestes d’artisanat, ce rythme hors du temps, ces couleurs lentes à venir au monde, ces relations avec les voisins pour qui l’on travaille… On croit, l’âge venu, s’en affranchir, épouser son siècle comme on dit, les signes dématérialisés, les couleurs sur les écrans qui vont vite. Mais on ne sait rien du cadre fondateur qui nous fait percevoir ce qu’est un modèle à travers l’incarnation de ces lettres sur la feuille, dont on s’inspire, qu’on interprète, qu’on s’approprie…

J’ai vécu le numérique et sa myriade de logiciels comme des outils, semblables à mon insu à l’approche des lettres sur le modèle de papier. Les enfants d’aujourd’hui, immergés dans le virtuel et l’interaction, subissent d’autres gestes, d’autres paysages qui les fondent. Nous ne nous comprenons jamais qu’à demi-mot, qu’à travers des images différentes pour chacun, qu’au sein de représentations sans cesse fluctuantes et que l’on apprivoise à sa manière. Nous sommes soumis au temps, et bien plus à tout ce qu’il orchestre dans l’environnement chargé du monde.

Écriture 21 janvier 2022

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