par Alitalia, via Sheraton ou les vicissitudes de la voie aérienne
Les péripéties d'un voyage, qui sont nombreuses, valent rarement la peine d'être contées. Mais elles peuvent prendre valeur d'exemple, susciter la réflexion, devenir comme des symptômes de notre temps qui va... D'où ce qui suit.
Cinq jours à quatre pour Istanbul, une sorte de ville-monde : il y aurait beaucoup à dire et à montrer. Ce sera pour un autre texte. Juste ici des images, pour la respiration des mots, et pour l'équilibre : Istanbul est une merveille.
Nous rentrons donc ce dimanche vers Nantes, via Rome et Paris. De l'accueillant hôtel Fehmibey, le mini-bus nous emmène à 11 H 30 à l'aéroport, le vol est à 14 H 30. Arrivée prévue à Rome Fiumicino 16 H 05 – il y a une heure de décalage horaire avec la France – et départ pour Roissy à 17 H 05. Au comptoir d'enregistrement, le vol est mentionné à 14 H 40, puis avec un retard de 20 mn, soit 15 H. Formalités habituelles, dans la lenteur encombrée des multiples contrôles qui d'année en année s'accentuent.
Nous voici dans l'aire de la porte d'embarquement, nous avons les cartes d'accès jusqu'à Paris. Attente du boarding time à 14 H 25. Rien ne se passe, apparemment l'Airbus d'Alitalia n'est pas arrivé de Rome... Après 15 Heures, le voici qui s'arrête, en bas, derrière la vitre : descente des passagers, nettoyage de l'appareil, on voit les employés qui passent avec leur aspirateur à la main. Vers 15 H 25, on embarque. Nous sommes placés tout à l'arrière. À Rome, on doit atterrir au Terminal 3 et repartir du Terminal 1. On s'enquiert du retard auprès d'un stewart, très rassurant : le retard est dû à un problème de trafic, à Rome, mais on va gagner du temps en vol et on se posera au Terminal 1, donc “ c'est bon pour vous ”. Mais le décollage se fait attendre, il y a la file d'attente des avions... c'est chose faite à 16 H.
Le commandant de bord nous fait savoir qu'avant la fin du vol, nous aurons des détails pour les correspondances. Les vents nous portent, semble-t-il, nous allons atterrir vers 17 H, les hôtesses informent certains passagers, mais rien pour la correspondance de Paris. Simplement, “ aller au transit au plus vite et si votre avion est parti, demander pour un autre... ” On se dit qu'on a une petite chance, si le vol de Paris est un peu retardé.
À Fiumicino
Sortie de l'avion longue, transfert en bus et là, surprise, le couloir pour les transits est bloqué. Tout le monde doit passer la sécurité – on arrive de Turquie – un seul poste pour 180 passagers ! Le ton monte dans la file d'attente, les carabinieri surveillent, péremptoires. On approche 18 H quand on sort, “ pour Paris, c'est cuit ”.
On sort, et collée sur une porte, une feuille de papier avec une flèche crayonnée et “ Terminal 1 ”. On se rend vite compte qu'on est au Terminal 3, on cherche le transit, il n'y en a pas. On demande. Une fois, deux fois. Mauvaises indications. Finalement, on doit sortir. Des minutes de marche rapide, nous voici au Terminal 1, l'avion de Paris s'est évaporé des tableaux, mais il y en a 3 autres dans la soirée. On se dit que ce serait mieux de dormir à Paris, pour rallier Nantes demain matin.
Les bureaux d'Alitalia s'alignent en nombre, un est consacré à l’assistance passager. On s'y rend. File d'attente, puis la douce voix de l'employé : il faut s'adresser au comptoir des billets, eux seuls peuvent résoudre le problème. File d'attente à nouveau quelques mètres plus loin, cette fois beaucoup plus longue. Un homme est devant le comptoir, veste à carreaux, il agite ses bras, de temps en temps sa voix émerge du bruit ambiant, les employés se succèdent devant lui, s'en vont, reviennent. Le ballet dure plus d'une demi-heure, rien que pour gérer son problème, qui n'est semble-t-il pas géré du tout, puisque l'homme demande les coordonnées d'un responsable et finit par s'en aller, renfrognant sa colère.
Au bout d'un temps long dans la chaleur, c'est à nous. L'homme assis en face est jeune, des sursauts d'énergie le traversent et parfois des moments d'abattement, je l'observe avec attention durant les trois quarts d'heure qu'il va mettre à résoudre le problème, avant qu'il nous dise “ I found a solution ”. Ses mains frappent le clavier avec maîtrise, rapidité. Il se tait. Au bout de quelques minutes, on lui rappelle qu'on va jusqu'à Nantes. Il nous regarde d'un air las. Oui, il a vu. Très vite, en plus du ballet des doigts sur le clavier, il téléphone. Plusieurs interlocuteurs. Il se veut convaincant, tape parfois du poing sur le bureau, refait un autre numéro. Des temps d'attente au combiné. Je me pose des questions, à l'heure des billets électroniques et des réseaux interconnectés, sur ces besoins de discussions orales. Et l'accent si chantant de la langue italienne devient bientôt un labyrinthe kafkaïen. Sans issue certaine. Enfin, la solution, donc : un vol demain à 15 Heures pour Bruxelles, avec ensuite correspondance pour Nantes. Il dit que tous les vols sont “ full, full, full, full... ”. Derrière nous, certains sont partis, d'autres continuent d'attendre, stoïques. Il nous fournit des tickets, nous explique qu'il faudra nous enregistrer demain, “ là, juste à côté ”. Et puis, deux feuilles imprimées, deux vouchers pour l'hôtel Sheraton où on passera la nuit, pas tout près de l'aéroport, car tous les hôtels sont pleins, alors c'est à une demi-heure en bus. “ Il y a des navettes dans la journée, mais l'heure est passée. Alors on va organiser un mini-van, car d'autres sont dans le même cas. Dans 15 minutes. Attendez là, à côté. ”
On prend les papiers, on remercie, on se range à côté. Sur les vouchers, mention de la nuit, du petit déjeuner, et de la navette pour revenir à l'aéroport – services fournis par Sheraton. Bientôt, une jeune femme svelte, qui entame la conversation. Elle vient de Palerme, son vol a été retardé, et ses bagages sont introuvables. Pas de vol donc pour Genève. Ce sera aussi demain à 10 Heures, et encore via Florence. Elle a l'accent doux de la Suisse, me dit que la semaine dernière déjà, elle était à Rome, et que cette fois le vol a été annulé, qu'elle a dû payer elle-même le taxi jusqu'à l'hôtel, qu'elle enseigne le lundi matin, et que deux semaines de suite, elle va rater son travail... “ C'est scandaleux ”, dit-elle d'une voix légère comme le rêve. Je me dis qu'on a bien fait de se restreindre aux bagages cabine.
Cela fait plus de 15 minutes, on s'approche des bureaux, l'homme qui a trouvé la solution passe la tête au-dessus de la vitre : il y a de la circulation intense à Rome, et le mini-van est bloqué. Il est là dans 25 minutes. D'autres passagers en rade viennent peu à peu remplir l'espace. On finit par s'asseoir au sol. À côté, des écrans déversent des clips de pub, je me rends compte que d'une activité à l'autre, le message de fond est toujours le même : rapidité, efficacité, le tout enveloppé dans des voix suaves, des couleurs lumineuses et de l'élégance des corps. Le bonheur des images commerciales, le bonheur falsifié du monde.
Un jeune Français m'aborde, me demande d'où l'on vient. J'explique. Le retard initial, les messages rassurants dans l'Airbus... “ Ah vous aussi, on vous a fait le coup du changement de terminal à l'atterrissage et du transit rapide !... ” Eux arrivent de Tokyo, 14 heures de vol, dix personnes. Eux aussi attendent le transfert au Sheraton. Soudain l'homme à la solution s'agite, on s'approche, il faut attendre encore, mais il va nous fournir un autre voucher pour se restaurer “ au bar blanc, en bas ”. Mais “ le van arrive à 21 H ”, ne tardons pas. On prend le papier, file vers l'escalator. La jeune femme suisse vient s'attabler avec nous, sans nourriture : “ Il m'avait dit là-haut que je pouvais commander ce que je voulais, mais ce n'est pas vrai. Et comme j'ai des allergies alimentaires... ”
À 21 H, quête du van : “ dans cinq minutes ”... Cinq minutes qui vont se répéter plusieurs fois. Un peu avant 22 H, un employé d'Alitalia nous fait signe de le suivre, le van qui est en fait un grand bus (nous sommes une quarantaine à dormir au Sheraton) est stationné bien plus loin, à 7 ou 800 mètres. On s'y presse.
Au Sheraton
Vingt minutes environ de trajet, et nous voici dans ce grand hôtel. Chacun a son voucher, mais il faut s'enregistrer, passeports, signatures, file d'attente, deux personnes seulement à l'accueil. On s'enquiert des horaires de navette pour demain. “ Non, ce n'est pas l'hôtel qui prend en charge, mais Alitalia directement. On vous appellera. ” Deux chambres doubles, voisines, 5016 et 5018. L'ascenseur, mais il ne va que jusqu'au 3ème étage. Là, chambres de la série 3000, mais un autre ascenseur, qui part de ce niveau. On y entre, il ne monte qu'au 4ème, chambres 4000. On redescend.
On revient au comptoir, demande. En fait c'est au rez-de-chaussée, dans un bâtiment à part, il n'y a aucune indication, malgré de nombreux panneaux (restaurant, piscine...). Dans la chambre, il est presque 23 H, la fatigue sur soi en plus des incohérences du monde, un peu de courage pour la douche... il n'y a qu'une serviette !! Et demain, on apprendra que c'est la même chose dans la chambre voisine.
Sommeil enfin... Sonnerie du téléphone, je décroche, j'entends “ Wake-up service ”, je raccroche, regarde l'heure, 5 H 40, sonnerie à nouveau, même message, je laisse le combiné décroché. Je me dis que notre prédécesseur dans la chambre a laissé le service réveil programmé. Quelques minutes plus tard, ça sonne aussi dans la chambre à côté.
On émerge au matin dans la lumière. Derrière la baie vitrée, une terrasse carrelée d'un mètre de profondeur, limitée par une haie fleurie, une table et deux chaises en bois, à la peinture écaillée. Je lis les documents du Sheraton disposés dans la chambre : discours sur le vert du parc où nous sommes et de l'écologie, la satisfaction client, les petits-déjeuners possibles (le continental, la culture internationale, la culture asiatique...). Là aussi, comme dans les clips vidéo à l'aéroport, la communication est lisse, le design des documents accrocheur : vision d'un monde idyllique. Et d'ailleurs, quand on sort de la chambre, quelques arbres, quelques plantes au bout de l’allée, le paysagiste a pris soin de faire figurer l'Italie dans un coin du regard.
Petit-déjeuner dans une immense salle où nous sommes sans doute près de 200, c'est le service standard continental, les autres “ cultures ”, à tarif plus élevé, sont dans une salle plus petite, fermée par un vigile. Nous occupons une table à nous quatre. Puis, c'est la quête de la nourriture. Ici, pas un comptoir où se servir, mais trois endroits, à l'opposé de la salle. Dans un, les dosettes de confitures et de miel, les petits pains, et les croissants. Mais il n'y a plus de croissant, et bientôt plus de pain non plus, les gens attendent, mais il faudra plusieurs minutes pour qu'on garnisse le panier d'un petit stock vite épuisé, et le manège recommence. Les remarques fusent, une Française s'exclame : “ Il n'y a plus de beurre ! ”. “ C'est trop demander ! ”, dit un autre. Seconde étape, les boissons chaudes : un seul distributeur pour toute la salle, avec un seul orifice qui tantôt laisse passer le café, tantôt le chocolat, ou l'eau chaude. File d'attente bien entendu, et si, comme moi, vous appuyez sur le bouton “ Hot water ” quand celui d'avant a pris du café, votre eau chaude est bien brune... Ah oui, les cuillères, plus qu'une ! J'avance, quelqu'un s'énerve : “ Il n'y a pas de petites cuillères ! ”. “ Désolé, dis-je, j'ai pris la dernière ! ”
On va s'enquérir des horaires de navettes pour l'aéroport – “ Ce doit être une toutes les heures, comme à Roissy ”. D'abord, ce n'est pas Sheraton qui fournit le service (comme marqué sur le voucher), mais Alitalia et la navette est partie depuis longtemps : c'était ça sans doute le téléphone à 5 H 40 ! Alors ? Alors, Sheraton a une seule navette par jour, à 8 H 30, dans un quart d'heure, et c'est 32 € pour nous quatre ! On décline, on prendra un taxi.
L'avion n'est qu'à 15 H, alors on s'accorde une pause dans la douceur du soleil romain : une heure de lecture au bord de la piscine, encore interdite à la baignade, mais qu'un employé s'évertue à nettoyer avec une épuisette (et il y a de quoi...), après l'avis éclairé d'une jeune femme au violent rouge à lèvres qui est venue donner son feu vert à l'opération. Puis le taxi, qui va vite, 30 € la course. Juste avant de partir j'avise le panneau de l'hôtel : il y a 4 étoiles en-dessous du nom Sheraton.
Fiumicino, à nouveau
Moins de foule aujourd'hui, c'est lundi. Tout se passe normalement, ou presque : nous n'obtenons nos cartes d'embarquement que pour Bruxelles. “ Car de Bruxelles à Nantes, c'est un vol Air France, mais affrété par une autre compagnie. On ne sait pas. Mais vous avez plus d'une heure de transit. Pas de problème... ”
L'employée d'Alitalia nous rend donc nos billets. Après les contrôles, je les regarde, ces billets, électroniques, mais imprimés sur un fond déjà marqué Boarding Pass, mais avec une mention à droite : Not valid for travel. J'y déchiffre mon nom, la date, les heures de départ de Rome (15:00) puis de Bruxelles (18:25). Le reste, ce sont des références : un code du billet de 30 caractères, un PNR code, une ligne intitulée Fare Calculation, avec une suite longue de caractères NTE AF X/PAR AF IST M/IT..etc. J'essaie de comprendre NTE → Nantes, AF → Air France, X → ?, PAR → Paris ?? J'abandonne : on est loin des clips vidéos ou des messages doucereux du Sheraton, les systèmes formatés des avionneurs s'occupent de nous, le message nous échappe mais c'est efficace, certainement.
On décolle presque à l'heure, deux heures de vol agréable, avant de joindre une des capitales de l'Europe.
Là, il y a un parcours pour le transit, l'espace est vaste, les panneaux clairs : la porte d'embarquement pour Nantes doit être affichée à 17 H 40. Je reste à observer les lumières sans cesse changeantes de l'affichage. À 17 H 38, la porte est annoncée, à 1 mn de trajet d'où nous sommes. On s'y précipite. Il y a devant nous un asiatique, vietnamien peut-être, qui arrive de Vilnius et s'en va à Bordeaux, l'hôtesse règle son problème en quelques minutes.
Elle est charmante, cette employée d'Air France, jeune, souriante, et très efficace, nous allons vite nous en rendre compte. Elle jongle du flamand à l'anglais et au français avec naturel, est capable simultanément de téléphoner, de jouer du clavier et de flasher au scanner les cartes d'embarquement. Et nous allons avoir tout le temps de l'observer, car nos billets semblent poser problème. Elle nous questionne, on explique. S'ensuit, comme à Rome hier soir, un ballet multi-tâches de téléphones (on la rappelle plusieurs fois), d'explorations à l'écran. Il faut appeler Alitalia, qui semble-t-il ne répond pas. " On va me rappeler ”, dit-elle. Elle fait son annonce pour l'embarquement, les autres passagers passent, nous attendons. Je suis à nouveau sidéré par ce système défaillant, par cet imbroglio de soi-disant réseaux sécurisés qui exigent des téléphones à n'en plus finir. L'angoisse monte, il est 18 H 25, l'avion devrait décoller. Tout le monde est monté. Elle palabre au téléphone encore, frappe le clavier, négocie... Elle nous regarde : “ Je vais quand même vous forcer sur le vol. ” On s'avance, elle imprime nos cartes, on court vers la passerelle. Sa collègue nous dit : “ It's raining ”. Il est 18 H 35. Dans l'avion, l'hôtesse de HOP ! nous accueille.
Un peu plus d'une heure encore, et le fleuve bien-aimé, la Loire au cœur de Nantes, quand on descend sous les nuages. On a presque 24 heures de retard.