Le vieux monsieur

Route vers le Sud, depuis Samarcande, assez longue pour que les montagnes arides de l’été s’instaurent en nous, deviennent la seule présence versant sur versant, la même image interminable et sans cesse changeante.

Puis, un moment, une piste à droite, au cœur d’une maigre trouée, plus verte, plus vivante. Un village qu’on passe, puis un autre – tout le monde se salue. Lenteur, roches au sol polies par les passages, arbres blanchis par la poussière. Au quatrième et dernier village, le val s’est resserré, fin de la piste, une sente la poursuit près du torrent qui n’est plus que flaques dans l’été sec. Vieilles ladas, des motos, les ânes, et les gens qui sourient.


La maison est en bout de la piste, derrière un mur de terre. Le vieux monsieur fatigué qui nous accueille est le maire du dernier village. Retraité maintenant, après quarante années d’enseignement du français et de direction d’école. Ses fils ont appris ce français qu’il aime, l’un est ingénieur, un autre guide touristique. Ils sont partis vers les villes. L’été, quand viennent les voyageurs, ses belles-filles restent là, qui l’aident, qui vont nous servir les repas. Nous prenons le thé sous l’immense noyer près des treilles où les grosses grappes sont protégées des insectes par des sachets de papier. La paix à l’ombre des chaleurs, une vie construite avec rigueur, il nous montre ses quelques vaches, l’étable, la centaine de moutons aussi. Le soir, il partage avec nous le repas, dans une dignité souriante, nous tend le raisin rouge qu’il est allé chercher sur les hauteurs. Aucune ostentation dans ses propos quand il dit son amour de la France. “ J’ai étudié l’histoire, les grands hommes, Jeanne d’Arc, Napoléon... ” Il est venu chez nous, en 2004, et soudain dans son regard les traces du rêve. La nuit dans la chambre sommaire, je me demande ce qui l’a poussé vers cette culture lointaine, vers cette différence, ce bonheur de l’autre qu’il a propagé si longtemps vers les enfants d’ici.


Nous nous levons très tôt, dans le premier gris du jour. Sur la terrasse, ses belles-filles ont mis la table – raisin encore et miel, avec le thé. Chacun prend soin de nous, attentif aux gestes, aux paroles, aux silences. Il s’est préparé pour la route, mis sa haute calotte ouzbèke, il nous conduit jusqu’à Urgut, au grand bazar où il faut arriver tôt. Peut-être cinquante kilomètres de route. C’est avant la ville, le nouveau marché nous dit-il, c’est tout récent. Une immense esplanade, un parking pour des centaines de voitures, des allées bétonnées, une foule dense dès les premiers rayons du soleil. Et tous les objets de l’industrie chinoise voisine, ustensiles, appareils électriques, numériques… Les affaires ici, comme à l’occidentale, le temps compté, les pas rapides. La foule devenue anonyme, l’instantané de l’argent, l’âme en allée des échanges...


Lui questionne, demande pour des suzanis, ces tissus brodés de la tradition d’ici que nous voudrions voir. Plusieurs fois, sans réponse, dans l’incompréhension presque des jeunes marchands. On finit par sortir de l’enclos, dans un espace non réglementé, une sorte de bazar “ off ” où des femmes ont fait leurs étals, sorti de grands sacs en plastique. D’où elles tirent des suzanis et des robes en ikat. Elles viennent des villages dans la montagne, elles parlent avec le vieux monsieur qui nous a conduits là, elles rient. Nous demandons pour les motifs, pour l’histoire des tissus. Il traduit. Nous faisons un lot, cinq étoffes pour 50$, la femme me prend les mains, il négocie pour nous, marchande un peu, juste ce qu’il faut. Nous repartons dans la foule, et la femme vient le rejoindre, le remercier. Bouleversement du commerce, de ce qui naguère encore faisait sens à tous, maintenant rejeté à la périphérie résiduelle, qu’on tolère, pour peu de temps sans doute. Bientôt les vieilles femmes ne descendront plus des villages, les jeunes marchands brandiront plus encore leurs boîtes numériques, ils auront oublié les suzanis et les ikats. Et le nouveau bazar d’Urgut aura grossi encore, dans la nouvelle économie du monde.

En août 2011 / Écriture en mai 2021

 Aman Kutan