Les enfants

C’est la lumière de l’hiver encore, juste diaphane, qui hésite entre le brouillard et le soleil, entre le songe et le réel.

C’est peu de jours avant Noël, quand le temps du jour dure peu, qu’on se demande si le monde risque de s’engloutir dans la pénombre.

Nous sommes dehors, tu prépares le bois pour le feu, le vent vient du froid, il va porter la fumée vers le sud, elle ne dérangera personne, va se dissoudre dans le petit val un peu plus loin. Je débroussaille la haie, serpe et faucille, ronces et brindilles, épines noires qui ont repoussé ces quelques années. La terre est calme, elle respire à l’unisson des quelques gestes d’hommes qui la travaillent, le voisin tout là-haut avec ses bêtes, un autre qui élague sa palisse épaissie avec le temps. Nous sommes seuls avec nos gestes, arrimés à ce village, plongés au cœur du monde. Avec en soi le sentiment d’un instant d’éternité. Ce qui scintille, moments modestes d’acquiescement au temps qui va.

Je ne l’ai pas entendu s’approcher, c’est l’enfant de la maison d’à côté, il tient un sécateur dans ses mains, il vient vers moi, timide – est-ce que je peux vous aider ? Il a la voix fragile de l’enfance incertaine, je regarde son visage, et son sourire d’une absolue confiance envers l’autre, envers le jour et sa vie qui vient, au-devant. J’ai l’impression un instant de ne jamais avoir vu de sourire aussi confiant, aussi radieux, autant offert. Il a peut-être huit ou neuf ans, je vais lui chercher une petite faucille, je lui montre comment prendre d’une main les ronces ou les brindilles, comment couper d’un geste sec de l’autre main. On se tait un moment, on fait ensemble les gestes à des décennies de distance. Étais-je aussi heureux de m’immerger dans la lumière de l’hiver à son âge ? On s’arrête, il me dit que pour les fêtes, on va chez ma tata. Je le regarde encore, il ne sait pas sans doute tout le bienfait qu’il me donne, toute la puissance de l’enfance dont il me nourrit en cet instant sublime.

Vient son frère, quelques années de plus, mais le sourire proche, il apporte sa brouette – on peut rouler les ronces jusqu’au feu ? La danse des gestes qui s’organise, ce qu’on tisse d’un corps à l’autre sans le savoir vraiment. Lui est plus mesuré, plus intérieur. L’un et l’autre tracent en devenir des vies semblables et différentes. On fait la pause, on les invite pour un jus de fruit, pour boire un peu de ce qu’on partage et qui réchauffe, dans le cœur indécis de l’hiver. Ils dessinent à peine la trame de leur vie – l’école et le sport – ils ont la parole appliquée, douce, inentamée des malheurs qu’ils ne connaissent pas encore.

Ils retournent chez eux – pour aider maman qui fait des gâteaux de Noël. On en portera chez les voisins. Je les regarde s’éloigner à travers le pré, silhouettes frêles sur la terre, ils ont emporté leurs outils, j’ai leurs sourires au creux de moi dont je voudrais peupler tout l’univers, tant je crois qu’ils pourraient dénouer les misères du temps. Tant je crois soudain, comme l’enfance retrouvée, à portée de soi soudain malgré les décennies, que tout devient possible.

Il fait nuit quand ils frappent à la porte, apportant le petit sachet de gâteaux. Je me dis que la terre a l’intense besoin des anges de l’enfance, arborant des vérités plus nues, plus dépouillées, plus proches. Je garde les instants comme un vivier, comme un viatique. Comme ce qui ne peut s’enlever au mystère.

Écriture le 24/12/24