Sans doute ne savait-on jamais vraiment

Sans doute ne savait-on jamais vraiment, dans le creuset des jours qui font cette musique à peine des corps et des paroles, sans doute ne savait-on jamais la fluidité vraie des regards.

Ce qu'il avait compris d'abord, dans le côtoiement des matins multipliés, c'était derrière l'apparence bien réglée des attitudes, un murmure très doux, comme à peine une vague qui se serait dissoute en vous comme dans le sable. Et cela puisait en lui profondément, le prolongeait d'une énergie neuve qu'il avait mis du temps à percevoir.
Elle, qui paraissait si frêle à bien des égards, conjuguait d'un même mouvement du corps une exacte distance, et comme une offrande extrême de sa parole et du rythme de ses silences. Il avait mis du temps à comprendre cette vaillance de l'âme qu'elle propageait, de personne à personne, de jour en jour, par d'innombrables touches dans la transparence des regards, dans la musique juste des voix.

Que partageaient-ils, à quelques-uns, dans le chaos des jours effrénés ? Il était venu pour comprendre un peu ce que c'était vraiment dans les rêves des hommes un territoire, des paysages qu'on modèle, des projets entre soi qu'on met dans le soleil et qui tracent la route, et pourquoi ces rêves sombraient souvent, pourquoi cela se brisait, qui aurait pu faire bonheur pour le voyage.

En quelque temps, il avait vécu là – et mesuré pour lui intimement parfois – la douleur terrifiante des veuleries humaines. Mais ce qui, en d'autres temps et ailleurs, aurait détruit son maigre viatique de bonheur fou, là au contraire le renforçait. C'était comme si, de la savoir là parmi eux tous qui tissait inlassablement les connivences, l'avait délivré du malheur, comme si l'extrême rigueur attentive qu'elle portait à chacun traçait autour de lui – autour d'eux tous sans doute – des cercles protecteurs.

Et quand ils parlaient parfois, faisant gonfler entre eux des voiles qu'il avait vues devenir profondes de jour en jour, il savait le temps aboli, multiplié, porté, dans le creuset jamais clos des jours.

Comme depuis toujours, il recevait cela, démuni à la fois devant cette douceur dense de la vague, et prenant peur souvent de lui-même, d'un mouvement trop brusque de la parole. Entre l'éblouissement féminin des choses et la mémoire morcelée des vies.

Il y avait cette ronde folle des pouvoirs et des envies humaines, et ce tissage entre eux, la fluidité vraie des regards, précaire et vaste, quelque chose de souterrain mais qui tenait le monde, dans les jours effrénés.

2004
Emma est alors une collègue de travail et une amie

Écriture en mai 2021