Second village, le mur et ses pierres

Il penchait depuis longtemps au côté nord de la maison.

Et entre les pierres, le mortier – était-ce bien plus que de la vieille argile mêlée d’un peu de chaux ? – s’effritait laissant voir ce qu’ici on nomme des anguilles, ces sortes de zébrures qui montrent que les murs travaillent. Ils travaillent même de plus en plus sous l’effet des canicules et des sécheresses qui compriment le sol, laissant parfois en eux des béances qu’on craint d’explorer, de la main ou de la pique.

Cette maison, dont les anciens actes qui la concernent remontent au XVIIIe siècle, a été tant et tant remaniée au cours des générations qu’on ne sait plus rien dater vraiment. Ce pan de mur en tout cas était bien vieux, au vu de certaines de ses pierres à l’immense gabarit, dont on se demandait comment elles pouvaient encore garder l’équilibre et l’adhésion à cela, qui fait un mur.

Il a donc fallu l’abattre ce mur, après avoir tout étayé sur douze mètres de longueur, l’abattre et faire des fondations, qui n’existaient pas. Puis nous nous sommes mis à le remonter, rang de pierres après rang de pierres, quelques milliers de cailloux parfois à peine taillés, dont on cherche le beau parement, ce côté acceptable à l’œil, ce qu’on verra quand on passe. Un mur, c’est un parement de chaque côté, et au centre des pierres plus informes, plus petites aussi, qu’on nomme le garni, où le liant du mortier est plus grossier que sur le parement.

On a réutilisé les mêmes pierres, qu’il a fallu trier, en tas de même hauteur, sept, huit, neuf, dix centimètres, pour que les rangs soient cohérents, agréables à la vue. Et bien souvent, on a dû les retailler, améliorer la forme, en frappant d’un coup sec – ou de plusieurs – avec le rebord du marteau de maçon.

Nous travaillons tous deux, des heures et des jours durant, le corps étoilé de fatigue, les douleurs qui marquent l’âge. Je pose les pierres sur le lit du mortier, tu places le garni et tu remplis aussi de mortier, on cale les pierres. On garde les grandes et lourdes pour les angles, pour la solidité. Et puis, après, quand tout est monté, c’est l’enduit, au mortier de chaux blanche et de sable blond, qu’on jette à la truelle et qui colle au mur neuf. Et tu brosses le surplus, tu remets les pierres sous le regard, tout devient net.

Comme pour tous les mots, on ne connaît bien le mot mur qu’après en avoir construit un, et le mot pierres qu’après en avoir taillé et manipulé quelques-unes. Car qu’éprouver de la langue, sans la relation charnelle – gestes et sueur, maîtrise relative, tâtonnements – avec la matière ? Car que comprendre du monde, sans cet assemblage besogneux, la pierre et son liant, qui va prendre et durcir, faire un tout. Monter un mur, du rassemblement précaire des pierres à cette paroi qui tient, qui fait part maintenant de la maison, et dans le corps le bonheur de cela, debout pour quelques générations après nous.

Et le parcours des pierres, c’est le temps entre nos mains. Parfois lors d’une taille, la découverte de la trace fossile d’un ancien coquillage aux nervures si fines. On la regarde tous deux en riant, cette mémoire de cent cinquante millions d’années peut-être, quand ici c’était la mer, et que les sédiments sont devenus calcaire dur, au bout d’une extrême durée, enfermant les organismes vivants pour notre regard partagé d’aujourd’hui. Liens si ténus, qui m’éblouissent, de ces pierres pour l’abri des hommes, nos demeures, dans ces villages, regorgent de l’élégance des temps d’avant, ces traces d’animaux morts, devenus solides à jamais dans les murs qui nous protègent.

Été 2022

Écriture le 22/08/22, date de la fin du mur