ou pour une école de la confiance,
ou encore une petite crise genre gilet jaune
Les faits
Me promenant ces jours-ci sur le Web, j’ai trouvé sur le site éduscol un document pdf intitulé “ Les textiles de Bornéo en histoire des arts ” (ici ou là en téléchargement direct). Mon intérêt pour les ikats m’a fait le télécharger. Ce document n’était pas signé, mais à l’aide du nom du fichier, j’ai poursuivi mes recherches et en ai trouvé un autre qui lui s’intitule “ Rêver la création : le rêve processus de médiation ” avec en sous-titre “ Les textiles de Bornéo, la technique de l’ikat transcendée par le rêve ” et qui, lui est signé (ici ou là).
Et j’ai donc commencé par lire ce dernier, dont les auteurs sont Catherine Collomb, anthropologue et professeure de philosophie, Constance de Monbrison, responsable au Musée du Quai Branly Jacques Chirac du secteur Insulinde, et Anja Louka, psychanalyste et enseignante. Je suppose donc que le premier document (AnjaLouka-TextilesBorneo_966367.pdf) émane de Anja Louka. L’expérience pédagogique relatée dans ce document, fort intéressante au demeurant, a été présentée dans un atelier à l’Université de Printemps de l’Histoire des Arts, organisée par le ministère de l’Éducation Nationale en juin 2018, avec l’aide notamment de l’Institut National de l’Histoire de l’Art, comme indiqué dans ce troisième document ( ici, page 6 atelier 3).
En page 2 du document, je découvre un ikat pua kumbu que j’ai acheté à la Rumah Gare en 2016, et dont un détail fait la couverture de mon livre “ Ikats, tissus de vie, un voyage de l’Orient à l’Occident ” publié en avril 2017. La légende précise bien “ collecté à Rumah Gare en 2016 ”, mais pas par qui… Et il n’y a bien entendu aucune référence au livre. Je poursuis… Page 3, je lis : Constance de Monbrison responsable des collections Insulinde au musée du quai Branly – Jacques Chirac a étudié les coutumes et les textiles du peuple Iban à Bornéo et a participé à la rédaction de l’ouvrage « Ikats* Tissus de vie - Un voyage de l’Orient à l’Occident ». Mme de Monbrison n’a en rien participé à l’écriture du livre. J’en suis seul l’auteur. Là non plus, aucune référence au livre, ni à son éditeur.
Pourtant Constance de Monbrison me connaît. Fin 2016, sur les conseils d’une productrice de France-Culture avec qui je venais de faire une émission justement consacrée aux Iban et à leurs ikats, j’ai contacté le Musée du Quai Branly – Jacques Chirac pour envisager le lancement de notre projet (le livre et 4 expositions à venir en France) lors d’une rencontre au salon de lecture Jacques Kerchache. Mme de Monbrison a accueilli favorablement cette demande. Et c’est grâce à elle que le 16 juin 2017, nos quatre partenaires d’exposition en province, le collectif Art et Fibre et Parole & Patrimoine, nous avons pu présenter ce projet au public parisien intéressé, comme montré sur cette page, onglet Au musée du Quai Branly. Je sais gré à Mme de Monbrison de l’organisation de cet événement. Mais cela ne lui donne pas le droit d’affirmer qu’elle a participé à la rédaction du livre.
Me penchant sur l’autre document “ Les textiles de Bornéo en histoire des arts ”, qui visiblement est une présentation visuelle sans doute utilisée lors de l’atelier de cette université de printemps, je trouve d’abord page 6 un lien qui mène vers une page web nommée “ Dreamtime au Quai Branly ” [Cette page a été désactivée, mise à jour mars 2020] où l’on découvre un ensemble de photos de pua kumbu des Iban, dont celle copiée de mon livre. Aucune n’est référencée, ni légendée. Sur cette page également, on retrouve les deux documents publiés aussi sur éduscol, et quelques liens vers des sources, dont un vers le site de notre partenaire Textile/Art, mais curieusement aucun lien vers le site des ikats de Parole & Patrimoine.
C’est d’autant plus surprenant que, page 7, un développement sur la technique de l’ikat est en grande partie copié de notre site web, comme le tableau ci-dessous l’illustre et comme on peut aisément s’en rendre compte en faisant une lecture comparée détaillée du document pdf et de notre page web. Sur cette page 7, 5 photos ont été copiées de notre site web, parmi d’autres. Aucune n’est référencée. Page 8, les copies quasi conformes continuent.
Document sur éduscol | Pages web de Parole & Patrimoine |
La couleur et la toile Pour réaliser un ikat, vous teignez les fils de la toile avant de la tisser, mais avec l'idée de créer, lors du tissage, des figures qui naîtront directement des fils teints. Vous allez donc teindre ces fils par portions, en alternant parties teintes et parties non teintes. En entourant et compressant les fils à certains endroits, vous créez des réserves où la teinture ne pénétrera pas. En recommençant plusieurs fois l'opération, vous pouvez disposer de fils avec des suites de couleurs. Vous utilisez ces fils pour créer votre toile, soit en chaîne, soit en trame. Avec l'ikat, vous êtes dans un univers discontinu, numérique, et les figures naissent dans la toile et non en la couvrant. |
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Temps et complexité Dans la plupart des sociétés premières, l'ikat est placé d'emblée comme hors du temps : le processus est en lui-même extrêmement long, mais des interdits et des rituels en “ rajoutent ” en quelque sorte pour allonger le temps de fabrication de ces tissus. Pour faire un ikat élaboré comme un pua kumbu chez les Iban du Sarawak, il faut plusieurs mois et de l'ordre de 200 000 réserves à confectionner. |
Les vibrés de l'ikat Tous les ikats sont reconnaissables à un caractère visuel particulier, qui fournit une sorte d'énergie interne aux tissus : les contours des motifs ikatés “vibrent”. Ces vibrés tiennent au fait d'abord que les limites des réserves sont un peu floues : la teinture fait une sorte de dégradé entre les zones où elle pénètre pleinement dans la fibre et celles où elle ne pénètre pas. D'autre part, quand on utilise des fils ikatés pour monter une chaîne de tissage par exemple, la tension de ces fils sur le métier varie, ce qui induit à nouveau de petites variations aux contours. Les vibrés dépendent aussi des fibres utilisées : la soie, le coton, ou la laine ont leur élasticité propre. |
Page 9, à côté de notre pua kumbu à nouveau, le texte d’interprétation est le suivant : “ Batang limau senaman, tandam leligam bulan. Keling (guerrier) monte au ciel, jusqu’à la fin de la lune, à l’aide d’une très longue échelle. Il va au château de Segadu (tisserande qui garde la porte des cieux et veille sur les fils du tissu), et souhaite coucher avec elle. C’est un ancien motif, transmis par la mère de la tisserande. ”, à comparer avec la page 121 de mon livre : “ Batang limau senaman, tandan leligam bulan. Keling monte au ciel, (tandan leligam bulan, litt. jusqu’à la fin de la lune), à l’aide d’une très longue échelle (dont le nom est batang limau senaman). Il va au château de Segadu et souhaite coucher avec elle. C’est un ancien motif, transmis par la mère de la tisserande. ”
Le commentaire
Ainsi donc, on a pillé et plagié, au mépris de la propriété intellectuelle. Ces gens, qui font partie de l’élite (si je puis dire) culturelle parisienne ont procédé ainsi sciemment. Il est mentionné dans leurs documents que l’expérience pédagogique est destinée aux élèves de cinquième. Croient-ils vraiment que ces mêmes élèves soient incapables de retrouver sur le web les sources originales ? Ces gens savent bien entendu que tout travail d’écriture se doit de citer ses sources. S’arroger ainsi l’illusion, dans ce domaine de l’histoire des arts, comme dans les autres sciences humaines, que tout vient de soi prête d’ailleurs à sourire : chacun sait bien qu’on apporte une petite pierre à un corpus déjà existant. Mon livre – le premier de cette ampleur sur le sujet en français – comporte bien des citations, mais elles sont toutes référencées à la page près.
Si mon livre avait été publié par un “ grand ” éditeur et si les expositions avaient eu lieu dans un musée parisien, certainement les choses eussent été différentes, mais la petite association charentaise et l’auteur quasi-inconnu ne font pas le poids. Ils n’existent même pas, dans cette société centrée à outrance qu’est la France. L’élite, là-haut, agit, dans l’entre-soi des échanges et des simulacres.
Et cette dominance du centre se manifeste de bien des façons. Vous avez besoin d’une photo d’un motif d’ikat particulier que vous n’avez pas ? Vous vous adressez à un musée parisien : la réponse est oui, peut-être, mais ce sera quelques centaines d’euros. Alors, vous le téléchargez en ligne sur le site d’un musée aux États-Unis, où là l’image en haute résolution est gratuite. Vous mentionnez simplement la provenance bien sûr… Le fait d’être inconnu et provincial, qui bloque tant en France, ne pose pas problème ailleurs : j’ai eu besoin de quelques avis d’experts pour rédiger mon livre, comme Chris Buckley qui travaille à Oxford ou Sandra Niessen à Leiden, je leur ai présenté le projet, ils m’ont de suite répondu...
Ce qui est plus grave encore, c’est que ces documents se retrouvent sur éduscol, un site dont les mentions légales affirment : “ Éduscol est le portail national d'information et d'accompagnement des professionnels de l'éducation : enseignants, personnels d'éducation, personnels de direction, corps d'inspection. Il est alimenté par la direction générale de l'enseignement scolaire. La conception éditoriale, le suivi de l'exactitude et de la pertinence des informations diffusées et les mises à jour du site sont sous la responsabilité de la direction générale de l'enseignement scolaire. ” Et ce site arbore le beau slogan “ Pour l’école de la confiance ”. Mais la confiance, c’est d’abord l’exemplarité des enseignants, bien plus que les drapeaux qu’on peut accrocher aux murs : Mme Anja Louka fait partie du réseau des interlocuteurs du numérique sur éduscol : que dit-elle à ses élèves ? Qu’Internet est une zone de non-droit ?
Peut-on rêver ?
Quelle aurait été la voie optimale ? Pour cette expérience intéressante des échanges entre rêve et création à travers les ikats, on aurait pu faire appel à l’auteur du livre. Ou mieux encore, à Welyne Jeffrey Jehom, que nous avons accueillie à Paris, anthropologue qui travaille à Kuala Lumpur et grâce à qui nous sommes allés en 2016 à la Rumah Gare, au Sarawak, visiter cette admirable communauté de tisserandes : j’avais fourni ses coordonnées à Mme de Monbrison. Ou alors, si on ne disposait d’aucun moyen, la règle de base, comme le stipule la loi, était de demander à l’éditeur un droit de reproduction, qu’il aurait évidemment accordé. À tout le moins, et dans un but d’abord d’éducation, les références bibliographiques et les liens sur le web auraient dû rendre compte des sources sur lesquelles on s’appuyait.
Mais rien de tout cela… Pourquoi ? Que fournit-on comme modèle aux enfants ?
Quand nous avons inauguré la première exposition, au printemps 2017, dans cette campagne si attachante du Centre Bretagne, le maire du village de Saint-Thélo, qui s’était battu depuis des années pour que vive cette Maison des Toiles qui nous accueillait, s’étonnait dans son intervention devant les visiteurs, de notre intérêt pour son village quand nous avions aussi porte ouverte au Musée du Quai Branly. J’avais répondu que les deux lieux, dans mon esprit, ne s’opposaient pas, et que la culture devait être un droit inaliénable pour tous. Devrait être, aurais-je dû dire. À faire perdurer cette béance d’inégalité entre ceux qui ont au sommet de la pyramide, fût-elle celle du Louvre, et ceux des territoires ou de la province, comme on dit dans le centre, il faut s’attendre au pire.
À Saint-Thélo et Uzel, puis à l’abbaye de Trizay, et au musée de Niort, notre exposition sur les ikats a reçu plus de 8000 visiteurs, nous dépasserons largement les 10000 après celle de Clermont-Ferrand au Musée Bargoin qui a lieu de mi-mai à fin septembre 2019. C’est notre modeste fierté culturelle, d’avoir passionné ainsi – je l’ai mesuré lors des conférences et des animations – un public qui ne connaissait pas l’ikat, ni même parfois l’approche textile. Modeste action culturelle, mais qui n’autorise en rien l’exploitation illégale et la condescendance d’une certaine “ élite ”.
[P.S. du 20/02/2019]
Une amie membre de Parole & Patrimoine me fait passer, sur éduscol, ce lien des bonnes pratiques. Voyez comme c'est édifiant... Un vieux proverbe corse dit "Entre le dire et le faire, il y a la mer". Les océans sont partout, et la béance entre le discours ou l'image, et la pratique réelle ruine la pensée, et bientôt la société entière.