Petite ville encore endormie, dans le matin du printemps, nous parcourons tous deux les ruelles.
Vieilles gens rares qui vont aux courses, presque le silence. Un air de midi retenu, pas encore éclos. On marche dans l'ombre, dans l'attente, dans l'espoir de découvrir. |
Dehors
Et soudain l'esplanade vaste, ensoleillée, un immense arc de cercle qui fait contempler l'édifice. Dans une sérénité qui semble ici l'évidence. On ne sait pas encore l'histoire du lieu, les malheurs des guerres de Cent ans, de Religion ensuite. Comme à chaque fois, on oublie la folie des hommes, on savoure ce qui reste, comme si c'était la première offrande des pierres au regard.
Au soleil, le chevet dit son articulation, cette harmonie des formes qui s'emboîtent, se déclinent, jouent les unes avec les autres. L'art roman des volumes nous imprègne. L'ombre les fait vivre, on s'avance, l'abside se déplie, et les absidioles. Et plus haut la première coupole de la nef. Hiérarchie à peine lisible dans l'espace, on s'approche, l'œil comblé. Le chemin tout autour prépare à la grandeur, se dit-on. De l'autre côté pourtant, sur la petite place, tout change, l'entrée est modeste. Plus de façade, pas de portail, de tympan. Rupture radicale du regard.
Dedans
L'ombre du dedans, et les quelques trouées de lumière de l'abside. Le corps se détend, il s'expose au vaste volume de la nef à coupoles, à leurs vastes pendentifs, aux immenses arcades. Le corps éprouve dans le volume le silence comme un bienfait, comme une absence nécessaire.
Il faut se retourner, scruter l'ombre de l'ombre contre le mur de façade pour entrer dans le monde des images. Et celui-ci naît dans l'incohérence des pierres qu'on a sauvées des violences humaines et placées là. C'est l'envers d'un monde, ce qui reste d'un naufrage. On tente d'abord de reconstituer l'ensemble, de ces éléments sous le regard. Mais c'est en vain, et vite on en sait l'impossible. Alors, on voit, fragment par fragment, et tout s'oublie de l'inconséquence des hommes. Rien ne reste que le chant de ce qu'on a façonné, creusé, mis en relief...
C'est d'abord un trumeau qui d'après sa hauteur devait être le pilier central d'un vaste portail. Dans ce cadre étroit, l'imagier a mis au monde un amoncellement d'animaux et parfois d'hommes, qui s'emmêlent et se dévorent dans d'invraisemblables enlacements de leurs corps. Présence extrême de ces reliefs puissants, force brute et vive, le regard s'attarde à cette profusion d'une énergie première, débordante de désir, d'appétit, d'agression. On reste fasciné par ces bêtes gonflées d'elles-mêmes, soudées à d'autres, courbées ensemble dans la symphonie d'un chant délirant.
Et quand on scrute le côté gauche du trumeau, parmi tous les mélanges, ces deux hommes comme affaissés l'un contre l'autre, le père et son fils se dit-on, leurs visages se courbent, se conjuguent, dans une retenue sourde de la douleur. On détaille les gestes, ceux d'avant le sacrifice : Isaac l'enfant qui consent, lové contre son père Abraham, qui lui se résigne à la volonté de Yahvé. La pierre trace ainsi, au voisinage de l'enchevêtrement des violences, ce retournement de l'inéluctable : Dieu arrête, in extremis, la main du sacrifice.
Quand on finit par se détacher de cette scène, c'est pour aller vers une silhouette un peu en arrière, près de la porte actuelle. Parenté du visage d'Abraham, celui d'Isaïe le prophète, qui semble danser dans la légèreté éternelle du temps. Son visage et son corps dansent, et son corps est peuplé de l'irréalité des voiles qui le drapent, couche sur couche, qui le rendent plus léger encore, comme si notre regard sur lui nous faisait tutoyer l'immense. Où se trouvait cette figure à l'origine ? Et quels autres joyaux a-t-on perdus ici ?
On lève les yeux, et c'est, insérée dans l'arcade, une grande scène elle aussi sauvée du désastre des siècles. On lit sur une notice qu'il s'agit du Miracle de Théophile, une histoire qu'on ne sait pas. Comment appréhender le manque ? On voit là aussi la densité des traits de pierre, dans l'évidence diabolique des diables, dans l'angoisse hallucinée des visages près d'eux. On comprend le monde emmêlé, une église, le ciel peut-être et ses anges agglutinés. Comment trouver le fil d'un récit dans la complexité visuelle ? Ce que nous voyons seulement nous révèle notre impuissance à comprendre l'image. Il faut la parole et l'image, la parole sur l'image. L'image seule nous rend aveugle.
Deux citations
L'Isaïe est un de ces morceaux qui apparentent l'art roman aux plus grands arts humains : égyptien surtout. L'infinie délicatesse du dessin, la beauté du rythme, sont accompagnées d'une perfection de taille, d'une richesse de volumes (sans sécheresse ni fadeur) qui stupéfient. Avec l'Ève d'Autun, la sculpture romane atteint sans doute ici à son expression la plus remarquable, la plus satisfaisante.
Dom Angelico Surchamp, in Quercy roman, Zodiaque (1979)
Voici le sujet de la légende : Théophile, trésorier de l'église d'Adana de Cilicie, destitué de ses fonctions par un nouvel évêque, se mit en relation avec Satan et signa avec lui un pacte de vassalité. Rétabli aussitôt dans son office et comblé d'honneurs, le malheureux, tenaillé d'angoisse et de remords, se mit à jeûner et à supplier Marie de lui venir en aide... Et la Sainte Vierge, ayant arraché le pacte au démon, le rendit au diacre, mort peu après en odeur de sainteté.
Marguerite Vidal, in Quercy roman, Zodiaque (1979)