C'est à Saint-Eutrope, à Saintes. Et quand, quelques kilomètres au sud, un peu plus tard, on découvre la petite église d'Arces sur Gironde et ses chapiteaux aussi, c'est comme un mirage, les mêmes images, autres et semblables en même temps. Et l'on s'émerveille de ce fil dans la mémoire qu'on cherche à dérouler, fasciné de ces échos, comme un enfant, éperdu de retrouver ce qui a fait son bonheur quelque temps auparavant.
À Saintes, les puissantes piles offraient à l'imagier un espace inhabituel pour ses chapiteaux. Quand on les regarde, et qu'on connaît un peu d'autres exemples de sculpture en Saintonge et Poitou en cette fin du XIe siècle, on évalue la rupture qu'ont dû créer ces images pour les yeux de l'époque. Car soudain, tout prend vie. Non dans un relief important, car les figures ici sont très liées encore à la surface courbe du chapiteau. Non dans l'ampleur, les figures sont multipliées sur cette surface, côte à côte et quasi-identiques. La vie, ou si l'on veut la nouveauté du regard, vient d'ailleurs.
D'abord peut-être de cette impression de densité, d'un monde rempli, emmêlé, enlacé. Il y a sur le chapiteau de la profusion, mais bien lisible. Tout ici se tient ensemble, mais sans rigueur extrême. Les oiseaux, les lions, les petits personnages sont empreints de la souplesse du vivant, de ses courbures, de ses hésitations même. Tous en quelque sorte se prolongent les uns les autres.
Ensuite, il y a cette manière d'être tributaire du support de la pierre. Oiseaux et lions sont attachés au chapiteau, on le voit bien. On les perçoit pourtant comme libres, comme dansant les uns proches des autres. L'imagier fait comme une symphonie dynamique des rondeurs dans les corps, il montre – et c'est nouveau en ces terres d'ouest – que dans la pierre on peut écrire ce qui se lève, ce qui s'apprête au parcours dans le monde, ce qui se délivre.
On en oublierait presque comment s'échangent lions et oiseaux, comment ceux-ci, juchés sur ceux-là, se retournent pour faire une boucle avec eux. Ils sont presque aussi grands que les lions, ces oiseaux. Est-ce un dialogue amoureux qui s'instaure ? Les lions semblent aux anges, heureux que le bec des oiseaux leur picore la tête, et leurs corps à tous deux s'enlacent, tandis que plus bas, les pattes des quadrupèdes s'appuient sur les épaules des hommes.
Est-ce le même imagier qui plus tard met au monde les images des chapiteaux d'Arces ? On est tenté de le croire, tant les styles sont proches. Et les sujets même. Mais ici, l'espace disponible est plus mesuré, alors l'imagier fait un détail agrandi des figures de Saint-Eutrope. Postures semblables des lions et des oiseaux, même enchevêtrement de leurs corps, mais reliefs plus marqués.
Ici, c'est la scène même de l'échange entre eux qu'on met en évidence. Et celui-ci s'est fait plus ambigu, moins serein. Les lions agrippent la patte des oiseaux, ceux-ci fouillent intensément de leur bec dans la tête des lions. Tout se tient, tout s'emmêle, comme à Saintes, mais avec dans le trait une détermination plus perceptible. Comme si la sublime douceur s'en était allée, qui propageait dans tout l'image son nimbe du vivant.
On se demande alors si c'est une volonté de l'imagier, ou si c'est une autre main qui a forgé ces figures d'Arces. Dans chaque lieu, le même souci du détail, les têtes des lions, les plumes des oiseaux... Mais à Saintes, la légèreté de l'image nous porte, et ces emmêlements nous semblent bénéfiques, à l'aube de la vie même. Alors que près de la Gironde, le chant du vivant s'est durci, presque acéré. Est-ce le même homme, à des années de distance, qui a traversé, comme chacun, le difficile de la vie, qui a perdu ses rêves de jeunesse ?
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