On ne sait pas bien qui était vraiment ce visionnaire Jean, sans doute pas l'apôtre, pensent les historiens. Dans cette parole foisonnante, une scène a notamment frappé les imagiers romans. " Un trône était dans le ciel et quelqu'un assis sur le trône [...] et autour du trône vingt-quatre trônes et, assis sur les trônes, vingt-quatre anciens vêtus de vêtements blancs... " Celui sur le trône central est " pareil à une vision de jaspe ". Il est entouré des quatre animaux semblables à un lion, un taurillon, un visage d'homme et un aigle. Les animaux rendent gloire au personnage central, " qui est vivant dans les âges des âges ", et les vingt-quatre vieillards alors se prosternent et lui font gloire, " parce que c'est toi qui as créé l'univers ". Et le récit se poursuit. Il y a un livre près de celui qui est sur le trône, scellé de sept sceaux. Mais personne dans le ciel ni sur la terre pour l'ouvrir. " Et j'ai vu [...] un agneau debout comme égorgé. Il avait sept cornes et sept yeux qui sont les sept esprits de Dieu envoyés à toute la terre. [...] Quand il a pris le livre, les quatre animaux et les vingt-quatre anciens sont tombés devant l'agneau avec chacun une cithare et des bols d'or pleins de parfums qui sont les prières des saints1. " Et le souffle puissant de la parole continue, telle des nuages de mystère portés par les vents balayant l'univers.
Le Moyen Âge roman – et bien des exégètes à sa suite – cherche à déchiffrer la force poétique des images, de ce " dévoilement " qui n'est pas d'évidence. Les imagiers, pour leur part, les transcrivent dans la pierre, ces images. Et pour un même thème, leur propre mise en scène varie du tout au tout.
Premier vécu, au tympan de Moissac. Tout l'espace est ici organisé, à la manière d'une composition picturale, autour de la vision de ce vivant dans les âges, assis sur le trône. Il tient de sa main le livre, est entouré des quatre animaux, symboles des évangélistes. Toute l'image est centrée sur ce Christ de l'éternité. Il y a vingt-quatre vieillards, de chaque côté et en bas, tous assis, tous couronnés, mais chacun dans une attitude différente. Certains ont un instrument de musique à la main, d'autres une coupe ou un bol, d'autres les deux. On voit sur leurs habits des broderies précieuses, et leurs visages varient dans l'expression. Fidélité au texte donc, et l'image porte en elle des accents d'apocalypse au sens coutumier, dans le sombre de la pierre et la puissante découpe des silhouettes, dans l'adoration inquiète de ces vieillards, chacun happé par la vision du vivant éternel, tournant son regard vers lui, au centre. Sans qu'on sache s'il y a du bonheur en eux, ou de l'angoisse. Le visage des vieillards est impassible, mais de leur peau de pierre, du regard, de la posture fascinée, suinte la crainte.
Second vécu, à peu près à la même période, au portail sud d'Aulnay. L'ensemble est plus modeste, un portail à voussures, à claveaux rayonnants, dont la forme architecturale impose la multiplicité, et la complexité d'un réseau visuel. Pas de centre ici, seul le vide de la porte qui appelle au passage. Pas d'illustration de la vision décrite dans le texte : les vieillards occupent une voussure, ils font message de l'éternité, un des " temps " du portail. Et ils sont seuls : pas de Christ, pas d'animaux, ni d'anges, pas de livre. En outre, ils sont trente et un sur la voussure – et non vingt-quatre – car l'arc a besoin de trente et une pierres pour tenir. Bien plus qu'à Moissac, ils sont semblables, assis dans la même position, couronnés, avec le même vêtement, dont seuls les plis changent quelque peu. Chacun tient, posés sur ses genoux, d'une main la fiole de parfum, de l'autre l'instrument de musique. Le haut de la silhouette diffère – épaules plus ou moins affaissées – comme les traits du visage. Quand on regarde cette voussure, on est frappé par la puissance visuelle qu'elle dégage. Tous les vieillards regardent vers l'avant, c'est-à-dire vers nous qui passons, ou bien vers le paysage au-delà, de ce regard sommaire des yeux de pierre, mais que le talent des imagiers d'Aulnay a pétris d'une extrême présence. Ils sont impassibles aussi, comme à Moissac, mais est-ce la blondeur de la pierre, ou ce rayonnement vers l'espace alentour, on a l'impression d'une douceur sereine dans l'éternité, d'un étonnement premier proche de l'enfance.
Quelle scène traduit le texte au mieux ? D'un côté, Moissac, l'image de la fascination pour l'éternité, qui est aussi la fascination pour l'image, l'adoration comme une séduction dont on ne peut se déprendre. De l'autre, Aulnay, le regard côte à côte vers l'univers, dans une sorte de rythme proche de l'ascèse, sans affirmation de soi. Ici, le vivant dans les âges des âges est hors de l'image, absent, hors d'atteinte. Il est partout.
1 Apocalypse de Jean, chapitres 4 et 5.
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