Ce mot, c'est juste une respiration, la douceur qui s'exhale " ange, mon ange... " L'ange, on le sait, ne fait que passer. Et encore sait-on à peine qu'il passe, dans le silence suspendu des convives autour de la table. Il est le bruissement du monde, le souffle à peine retenu, le sien ou celui de l'autre, quand on pense être touché à l'épaule, d'un signe si subtil qu'on se détourne à peine. Les anges sont partout dans les textes bibliques, dès la Genèse, et dès le début des évangiles. Ainsi, pour Marc, qui cite Isaïe le prophète : " Voici, j'envoie mon ange devant ta face pour préparer ton chemin1. " Ils avertissent les hommes, leur suggèrent ce qu'il faut faire. Alors, comment le mettre en images, ce souffle juste perceptible ? A-t-on jamais vu un ange ? Comme il passe de la terre au ciel, on l'a doté d'ailes. Et comme il est la douceur même, on l'a voulu encore nimbé de l'enfance, dans la beauté radieuse de l'homme qui grandit. De l'homme ou de la femme, c'est un ange bien sûr, mais nombre de ses qualités sont féminines.
Celui qu'on voit au portail ouest d'Aulnay est ainsi dans la fluidité du corps et du visage qui transcende le genre. L'ange ou les anges ? Ils sont six au long de l'arc, mais c'est la même vision, le même esprit dans l'image, le même message qu'ils portent. D'ailleurs, aucun d'eux n'existe pour lui seul. Chacun déploie haut ses ailes pour faire accueil à la corolle de nuages sur lequel le suivant repose ses pieds, et ce, jusqu'au sommet de l'arc où les anges entourent l'agneau. De l'un à l'autre la posture est légèrement différente, l'un lance l'encensoir au-dessus de lui, l'autre se tient frontalement debout, mais, au-delà de la grâce juvénile de ces hommes, c'est cette symbiose des corps avec l'espace qui impressionne : ces anges, pourtant de pierre et solidaires du support de l'arc, deviennent comme de la matière de l'air. Une sorte de légèreté absolue, savamment orchestrée par l'agencement des plis, le déploiement des ailes, la fermeté douce de leurs formes, qu'on se prendrait à vouloir effleurer... Les visages qui nous restent sont empreints de cette expression d'intense présence mais détachée, au comble d'une plénitude qui ne serait qu'un passage, une noce fugace avec les nuages.
À l'église Saint-Gilles d'Argenton les Vallées, le portail est sculpté dans un tuffeau si tendre que les siècles ont abîmé les images. L'ange porte le même message d'adoration, d'invitation à la prière, qu'à Aulnay. L'ange est multiple ici aussi. Même composition, mêmes attitudes, même approche des silhouettes, à tel point qu'on pense que ce sont les mêmes imagiers qui sont venus là après leur chantier d'Aulnay. Est-ce le même ange pourtant ? Tout est proche, presque semblable, mais rien n'y fait : à Aulnay, l'ange suscite le désir, il nous emporte dans la grande respiration du monde. Ici, l'imagier a tenté de se surpasser peut-être, il a fait les silhouettes plus fines, il a peut-être voulu travailler mieux les reliefs dans une pierre plus offerte à son ciseau. On voit d'évidence la qualité du travail, on l'admire. Mais ce qui faisait le génie de l'image s'en est allé. Ce qu'on ne sait pas bien nommer, l'essentiel en somme, qui rend l'image vraie. L'ange d'Argenton est fluide aussi, attentif à son rôle, exécuté avec talent. Celui d'Aulnay nous fait croire en lui-même, en sa capacité d'enchanter le monde. Après des siècles, il est toujours le messager de l'inexprimable.
1 Évangile de Marc, 1, 2
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