On vient ici dans la campagne florissante et la chaleur de mai, et c'est cela d'abord qui emplit le corps.
Histoire
Ce lieu fut nommé beau, Bellus locus, vers le milieu du IXe siècle, par le fondateur du monastère, un certain Raoul de Turenne. Il est archevêque de Bourges et s'empresse pour sa fondation, lui trouve des protections, des donations, des reliques... Le monastère se développe, il intéresse Cluny, qui le prend sous sa coupe à la fin du XIe siècle. Beaulieu rayonne, une ville se crée autour de l'abbaye. Puis les épreuves, les guerres, de Cent ans et de Religion, et leurs saccages. Puis un certain renouveau avec la Congrégation de Saint-Maur. Restent six moines en 1790, quand la Révolution vend les bâtiments monastiques comme bien national. Un parcours ordinaire d'une abbaye en France au long de l'histoire. L'église, qui devient paroissiale, est épargnée.
Le tympan
Un ample volume, une déclinaison harmonieuse des absidioles au chevet, des modillons à l'abside parfois savoureux, on pourrait détailler ici bien des pierres romanes. Mais il y a un chef-d'œuvre, cet immense porche au sud, avec tympan, trumeau et sculptures latérales. Même structure qu'à Moissac avec lequel il a quelque parenté. Mais le grès qui fait les reliefs oscille entre le gris très clair et l'ocre, donnant aux scènes une transparence et une densité particulières. Une sorte de bienveillance même, quand Moissac décline la matière sombre de l'Apocalypse.
Le thème du tympan est la seconde venue du Christ, à la fin des temps. Toute la partie haute est consacrée à la vision de celui qui revient, embrassant le monde céleste et terrestre. Au centre, le Christ donc, assis frontalement face à celui qui regarde, les bras en croix. Juste derrière lui, sa croix, portée par des anges : l'imagier crée ainsi un décalage qui fait dynamique à la composition. Le visage du Christ, parfaitement symétrique, yeux clos, lèvres entr'ouvertes, exprime une rigueur sereine, l'ordre nouveau peut-être. Il prend en charge tout le fourmillement du vivant qui l'environne : les anges dans les nuées des cieux, d'autres près de lui qui sonnent la trompette du jugement à venir, puis les apôtres en pleine conversation de chaque côté de ses bras, et, plus bas, quand on descend vers le niveau de la terre, des hommes qui ressuscitent, soulevant le couvercle de leur sarcophage, et d'autres aux vêtements étranges qui soulèvent leur jupe, montrant leur circoncision. Ce sont des Juifs se rappelant la promesse faite jadis à Abraham. L'univers des élus est ainsi densément peuplé, hiérarchisé, lisible.
Deux strates complètent en bas le tympan. Sur l'une, de deux gueules monstrueuses jaillissent de chaque côté des animaux qui dévorent un damné. Les silhouettes ici sont écrasées, allongées, comme racornies entre les bordures qui font limite à leur espace. Sur l'autre, qui forme le linteau du tympan, en superposition des rosaces décoratives, des monstres infernaux, dragon à multiples têtes, monstre à tête humaine et corps de serpent. Les êtres de l'enfer disent l'horreur, creusent l'angoisse, appellent à la repentance.
Le trumeau
Sur le trumeau, des personnages sur chaque face supportent avec effort l'univers figuré plus haut. À gauche, deux très jeunes hommes, juchés l'un sur l'autre. Sur la face avant, un homme encore jeune aussi, corps encore droit, mais dont le visage, tout courbé en haut de la pierre, appuie avec ses mains pour que l'ensemble tienne. Enfin, à droite, un vieillard, le plus pathétique, corps affaissé, incrusté dans le pilier, tendu dans sa lassitude extrême, et dont le visage, tout intériorisé, montre à la fois les épreuves de l'âge et la ténacité.
Murs latéraux
Aux murs latéraux du porche, après avoir longtemps parcouru le tympan et le trumeau, on s'arrête aux grandes scènes, abritées par des arcs en plein cintre et des colonnettes. Côté ouest, cet homme assis avec sérénité sur un fort animal, le visage un peu penché, et qui côtoie d'autres animaux, c'est Daniel – son nom est gravé dans la pierre – aux prises avec ses lions dans sa fosse. En face, devant les silhouettes décharnées et si expressives des démons, à côté d'un Christ et d'un grand édifice, on reste sans évocation. Il faudra, plus tard, les livres, pour comprendre qu'il s'agissait de la Tentation du Christ. Expérience étrange des images devant lesquelles on reste parfois aveugle, hormis cette beauté, cette émotion sans objet, comme mutilée. Que deviendrons-nous, bientôt, dans cette dissolution du sens des images qui s'annonce ?
Une citation
Le génie du maître de Beaulieu, génie trop souvent contesté ou ignoré, se révèle avec force dans sa manière de ménager des passages ou au contraire de souligner les effets de rupture, art dans lequel il excelle. [...] La croix qui apparaît à la droite du Christ se soustrait également à l'axe médian ; elle est faite de branches de longueurs inégales dont l'une, la plus importante, est encore prolongée par un ange, volant horizontalement et présentant une couronne. Si l'on excepte le groupe central, celui du Christ, il n'existe donc aucune véritable symétrie entre les parties droite et gauche du tympan. La tension dramatique est d'autant plus vive qu'est sensible de toute part la volonté farouche de rompre ou de détruire une distribution régulière, un instant adoptée et aussitôt démentie.
Yves Christe, Les Grands Portails Romans, Droz (1969)