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Sikka, Flores, Indonésie
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Textile et philosophie (4) dans l’œuvre de Michel Serres

En 1983, Michel Serres publie Rome, le livre des fondations, un parcours époustouflant de l’histoire de Rome

parcours qui s’appuie sur, et illustre la théorie mimétique de René Girard, à qui le livre1 est dédié :

Je remercie René Girard qui […] m’accueillit, quasi réfugié, dans l’hospitalière Amérique, et qui, alors, m’y enseigna les idées vraies ici développées. → RO p. 7

Les deux hommes se sont rencontrés en 19722, aux États-Unis, lors d’une conférence donnée par Michel Serres. Leur amitié va vivre quarante ans, et leurs œuvres tresser des échos de l’une à l’autre.
Dans ce livre, la première occurrence du textile met en rapport le processus de connaissance, notamment de l’analyse qui détisse, avec celui de l’assemblage :

Je suppose aujourd’hui qu’il existe une connaissance, mais peut-être faudrait-il la nommer autrement, qui demande l’implication, et l’enveloppement et le voile et le nœud. Cela s’enseigne aussi et s’apprend, de construire. Qui demande le pli, qui exige le code, qui entasse chiffre sur chiffre, et qui tricote nœud sur nœud. Hermès et Hestia sont ici, ensemble. Je ne vois plus pourquoi la connaissance ne serait que celle de la Pénélope de nuit, celle qui, dans le noir, détisse. Pourquoi la connaissance ne serait-elle pas aussi de la tissandière diurne, qui noue les fils sous le dessin de la tapisserie, qui croise et enveloppe ? → RO p. 85

Dans les pages qui suivent, le philosophe décrit un nouveau mode de connaissance qu’il appelle de ses vœux :

Je souhaite l’avènement d’une desmologie, discours des liens, des ligaments, des ligatures. Les brins qui se chevauchent font de l’ombre les uns sur les autres, et c’est en acceptant cette ombre et ce chevauchement que le savoir s’accroît – et se résume. → RO p. 86

La nouvelle [connaissance] est, dès lors, une théorie, un travail d’inclusion. Le nœud, le pli sont inclusifs, l’automorphisme et l’absence de négation le sont également. Je crois qu’il est possible de penser sans exclure. […] Pliage, maille, nœud, tissage, implications invaginées, femmes, vous rangez tout. Je crains fort que la théorie usuelle et classique ne se conjugue au masculin, violence, exclusion, destruction. → RO p. 87

"Penser sans exclure" : tel pourrait être ce que dit le textile, image d’un autre travail du réel que celui de la théorie classique. Découverte de ce que portent les femmes dans leur mémoire longue, face à la violence du pôle masculin. Et, dès lors, Serres conclut ce passage :

Et c’est pourquoi, simples aveugles, simplistes ou de trop courte vue, nous n’avons pas pensé l’implication, l’inclus, le pli, nous n’avons jamais su ce qu’était un tissu, nous n’avons jamais vu ni écouté les femmes, nous n’avons jamais su ce qu’était un mélange et nous n’avons jamais compris, même pensé, le temps. → RO p. 87

Bien des thèmes sont abordés dans la fulgurance du propos. On peut utilement comparer cette prise en compte nouvelle du multiple, de ce pressentiment du territoire du savoir-faire comme fondement du savoir, avec celle de l’anthropologue Tim Ingold3 dans son affirmation de la textilité.
Plus avant dans le livre, Michel Serres explore cette opposition entre la rigueur construite de la théorie classique, et ce modèle en émergence, à travers le jeu des sacs et des caisses :

Un sac de toile se plie aisément dans un sac de toile, et il peut, inversement, le contenir aussi bien, alors que si une caisse de bois contient une caisse de bois, celle-ci ne peut pas, inversement, contenir celle-là. Il existe donc des conditions à l’inclusion, dépendantes de la matière de ce qui est inclus et de ce qui inclut, acier, bois, marbre, étoffe, jute, dépendantes surtout de l’espace où tout cela se fait. […] L’espace est déformable, par exemple, ou ne l’est pas. La logique usuelle suppose un espace qui n’est pas déformable, elle est du côté des caisses de bois, des cuves d’acier, des boîtes de marbre. Or on ne peut pas ne pas envisager le cas où l’espace est déformable. Voici des étoffes, du tissu, du pliable, de l’élastique, il y a plutôt plus de mou que de dur sous nos mains, plutôt plus de flexible que de rigide, plus de feuilles que de lingots, plus de chairs que de squelettes, plus de fluides que de roches invincibles. J’ai l’intuition que l’expérience humaine ou ce qu’on nomme les sciences humaines renvoient plus souvent à l’espace textile des sacs, des invaginations variables, et que les sciences dites dures renvoient tout simplement à l’espace des boîtes dures. → RO p. 180-181

Et plus loin :

Je crois qu’il y a des pensées à boîtes, dites rigoureuses, boîtes dures et rigides, je crois qu’il y a des pensées à sacs, des systèmes à tissus. Il nous manque, en philosophie, un bon organon des étoffes, j’en rêve souvent. Si nous l’avions, bien des tricheries ne seraient plus possibles, mais aussi bien des raideurs seraient évitées à la raison. → RO p. 238

Michel Serres ne travaillera pas sur cet organon, cette méthode nouvelle du savoir où le textile prend part. Peut-être parce que son champ de recherche ne croisera pas la diversité des mythes fondateurs des cultures premières où le textile joue un rôle important. Peut-être aussi parce que la logique des caisses domine encore tant la pensée qu’il lui aurait fallu accorder au textile, plus que le simple rôle d’image, même enrichie de bien des facettes. Mais il va continuer de quêter dans le textile, ce que nous explorerons d’ici quelques semaines.

1 Rome, le livre des fondations [RO], Michel Serres, Grasset, 1983.

2 René Girard, Biographie, Benoît Chantre, Grasset, 2023, p. 582-584.

3 Voir sur ce blog : https://parole-et-patrimoine.org/portail/le-blog-chemins-du-vivant/69-sacs-de-corde-et-nids-tisses.

Écriture le 09/10/23

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