Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Voussure du portail
Foussais
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Cette sensation d’abord peut-être d’une présence qui nimbe les jours, celle des visages bien sûr, mais aussi des lieux, des paysages d’humanité. Et que cette présence se nourrit d’une mémoire grande, celle des lointains de l’espace et du temps, celle des traces précaires, les œuvres, les images…

Rien ne limite au fond ce qu’on croit être le vivant. C’est notre regard sur le monde qui le nomme ainsi. Partout, là où j’ai marché, regardé, tressé des échanges, aimé… cette profonde évidence – ce qui est avant ou au-delà de la certitude même – qui fait résonner le corps et la pensée d’un même mouvement et qui, de chemins en chemins, tisse entre soi et l’autre, entre soi et le monde, comme une enveloppe si douce de sens, parfois déchirée mais qu’on recoud sans cesse. Vivant, ce qu’on se sait pas mais qu’on éprouve, ce qui fait tenir, dans les proximités multiples des jours.


Tissu du regard vivifié par les mots, les paroles s’enchevêtrent, elles maintiennent l’acceptation de vivre dans le proche de chacun, dans son histoire. Elle disent que malgré tous les désastres, le fil reste possible, qui agrège, corps et regards qui nous accompagnent.


Mais dans ces temps de maintenant, cette évidence même des liens premiers s’éloigne, laissant apparaître comme de grands pans d’humanité dévastée, où seules désormais prolifèrent d’immenses machines lancées pour elles-mêmes dans des courses folles, dont on sait qu’elles saccagent et vont détruire la cohérence ténue qui fait vivre, de la diversité des histoires et des espaces humains à ce dialogue précaire avec le végétal et l’animal que l’humanité a développé depuis le Néolithique.
On trouvera donc dans ces chemins des fragments de vie et d’inquiétude, des instants d’avant et d’aujourd’hui, entre le bonheur d’écrire et l’angoisse du devenir, entre ce qu’on recherche du chant qui apaise et la mesure de l’impuissance, entre ce qu’on a cru comprendre et le secret cruellement solitaire de toute écriture.

 

Dans les articles de ce blog, certains titres font référence à un premier village, et d’autres à un second village. Le premier est celui où j’ai passé mon enfance et la prime jeunesse, au cœur du Pays de Retz, entre la Loire et le lac de Grand Lieu, tout proche aujourd’hui de Nantes. J’y retourne régulièrement et j’y reste très attaché. Le second, au cœur des Vals de Saintonge, est celui où je vis depuis presque cinquante ans, entre lumière des jours et jardin nourricier.


Rémy Prin, l’auteur de ces Chemins, est suffisamment présent sur ce site de Parole & Patrimoine, pour que toute présentation s’avère inutile.

Automne 2021

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On part du bourg, il y a peu encore comme un gros village avec ses quelques commerces de campagne, et maintenant gonflé de lotissements, d’aménagements des quelques rues qui lissent le regard, qui n’écrivent plus d’histoires spécifiques.

Le monde bascule, il bouscule les différences et les mémoires singulières, le bourg va devenir une petite ville de banlieue, les maisons basses d’autrefois vont se raréfier, on va faire des immeubles, des rues rectilignes, des points ronds autour desquels les gens tournent, signant dans l’espace leur temps désemparé.

On part du bourg, on parcourt peu de distance, et c’est l’habitat dispersé d’une vraie campagne qui peuple bientôt l’espace, une campagne quadrillée encore de haies, de parcelles à mesure d’homme, de hauts arbres. Et puis quelques hameaux, quelques demeures qui se tiennent ensemble comme pour affronter l’adversité, toutes proches du grand espace des marais. À peine quelques mètres en contrebas, et c’est l’immensité sous le regard, l’étendue toute plate de la terre quadrillée d’étiers, à perte d’horizon, avec au loin le clocher qui marque la hauteur d’un autre bourg.

Avant le XVIIIe siècle, ces terres étaient couvertes des eaux du lac de Grand Lieu une bonne part de l’année. Les aménagements hydrauliques, qui ont fait baisser l’eau du lac, les ont valorisées comme pâturages, où les bêtes venaient se nourrir grassement une fois les eaux retirées, au printemps.

On marche sur le chemin blanc, on laisse à gauche un petit troupeau, et c’est tout autour de nous une immense respiration de verts multipliés, de végétation brassée par le vent qui dialogue avec les nuages. On avance longtemps, près des petits étiers, des arbustes ont gardé des lambeaux d’herbes sèches, indiquant la montée des eaux durant l’hiver, de plus d’un mètre. La saison change ce territoire du tout au tout : l’hiver, seuls les arbres surgissent encore de l’eau, laissant comprendre que sous elle il y a un autre paysage, et l’été les vagues végétales dressent un mouvement aussi puissant que les eaux, elles déclinent le mouvement du monde que les hommes peuplent de leurs rêves, de leurs actes. Et l’on se dit que cette terre reste une longue mémoire immobile, permanente.

La jussie dans les marais

Mais les vagues d’herbes semées de millions de fleurs jaunes éclatantes au soleil sont trompeuses. Elle signent elles aussi le basculement d’un monde. Nous croisons trois promeneurs : “ Voyez, me dit l’homme, on devrait avoir ici, tout autour, trois à quatre cents bêtes à pâturer, il n’y en a qu’une trentaine. La jussie envahit tout et ruine les marais... ” La jussie, cette herbe aux fleurs jaunes qui fait la mélodie de la terre avec le vent. Plante invasive, dit-on, qui brise l’équilibre ancestral de ces terres et les dévore, sans qu’on puisse la détruire, la contenir, malgré tous les efforts d’outils puissants.

On marche, je regarde les rives près des étiers que les ragondins multipliés rongent, dissolvent, laissant çà et là quelques touffes d’iris au milieu de l’eau. Je me demande ce qui a maintenu l’équilibre des vies durant des siècles – bourgs, villages et marais – et ce qui aujourd’hui fait rupture, laissant tout un chacun désemparé, avec une vision qui s’emplit de désastre et d’impuissance à la fois.

Écriture le 22/08/24

Comment expliquer le déni de l’humanité face à des conclusions scientifiques alarmantes, alors que la science est au cœur de notre époque et son moteur évident ?

Continuons notre parcours initié dans l’article précédent, à partir de la parution en 1972 du rapport Meadows1, sur les limites de la croissance.

Tendances

On pourrait d’abord se dire que l’alarme formulée en 1972 n’était pas fondée, que le modèle et ses simulations étaient trop imparfaites et que, cinquante ans plus tard, l’évolution du monde n’est pas en cohérence avec ce que le rapport prévoyait.

Jean-Marc Jancovici, analyste infatigable, détaille et francise le travail de Graham Turner, chercheur australien qui a eu l’idée de comparer les résultats du rapport Meadows avec 30 ans de réalité, sur la période 1970-2000 :

Sans fournir la preuve absolue que l’effondrement « prédit » par l’équipe Meadows se réalisera au cours du 21è siècle, cette confrontation des simulations à ce qui s’est vraiment passé depuis la publication du travail de Meadows est à tout le moins troublante. Sur les aspects «énergie-climat», elle est même très troublante, parce que les hypothèses de Meadows et les caractéristiques des stocks de combustibles fossiles ou des émissions de gaz à effet de serre sont vraiment très proches2.

On doit ensuite admettre que la démocratie ne fait pas bon ménage avec les changements radicaux qu’il faudrait impulser. Interviewé en 2022 par Reporterre, Dennis Meadows illustre simplement ce fait :

Comment expliquez-vous que la croissance soit restée l’alpha et l’oméga des dirigeants de la planète, alors que vous avez montré dès 1972 qu’il s’agissait d’une impasse ?

Il est impossible de comprendre le débat sur les limites à la croissance sans réaliser à quel point celle-ci est bénéfique à court terme aux pouvoirs en place. Cela leur donne de la puissance politique et de la richesse financière. [...] Beaucoup de dirigeants ont lu les Limites à la croissance, et l’ont perçu comme juste. Mais ils n’ont pas pu en prendre acte. Un jour, l’un d’entre eux m’a dit : « Vous m’avez convaincu de ce que je dois faire. Maintenant, vous devez m’expliquer comment je peux être réélu si je le fais. »3

La cabane et sa triste impuissance

Lors d’une conférence, en réponse à une question sur l’enlisement du rapport Meadows, Jean-Marc Jancovici évoquait le fait que, face à une oeuvre-monde, il n’y avait pas d’interlocuteur-monde4. Autrement dit, pas de gouvernance mondiale, seulement une cacophonie hétéroclite des nations.

Du moins aurait-on pu penser que, devant l’évidence scientifique des analyses qui depuis cinquante ans se sont renforcées, avec notamment les rapports du GIEC, les citoyens se lèvent et finissent par imposer aux gouvernants une inflexion significative. Ce n’est pas vraiment ce à quoi on assiste.

Abel Quentin, dans un copieux roman récent intitulé Cabane5, prend comme source ce qu’il nomme le rapport 21 :

Le contenu du rapport 21 est librement inspiré du rapport Les Limites à la croissance, de 1972. Quant aux auteurs du rapport 21, ils ont été inventés de toutes pièces, pour les besoins de la cause. → [CA] p. 9, Note au lecteur.

La littérature donne parfois à entendre et voir le monde mieux que la réflexion. Plus précisément la création littéraire accouche en quelque sorte d’un réel plus dense que la vraie vie, et donc plus révélateur. Sur la couverture du livre est reproduite une peinture d’Edward Hopper, de 1960, People in the Sun, où quelques personnages se reposent face au soleil, sur des transats, sans rien faire, sauf un, plus en retrait, qui lit un livre. Lire, à la suite d’écrire, rien qui puisse changer le monde…

La première partie du livre s’intitule Le Rapport. La scène ne se passe pas au M.I.T. mais à Berkeley, foyer de la contre-culture, sur la côte Ouest. Les quatre auteurs sont Eugene et Mildred Dundee, dont on devine les échos avec le couple Meadows, Paul Quérillot un français, et Johannes Gudsonn un norvégien surdoué en mathématiques, tous rassemblés par Daniel W. Stoddard, pape de la dynamique des systèmes, comme Jay Forrester dans la vraie vie.

On perçoit très vite les correspondances fiction-réel, car l’écriture reste très mesurée et ne déforme pas la réalité, elle la met en scène avec réserve et elle la prolonge avec la même approche, donnant aux éléments de fiction des airs d’authenticité. Ainsi de la découverte du comportement du modèle :

Mildred avait découvert le schéma n° 8, dit “ business as usual ”, et sa courbe en forme de cloche qui n’augurait rien de bon. Ce schéma décrivait ce qui se passerait si la croissance industrielle et démographique suivait son cours, sans que l’on fasse rien pour la juguler. Symbolisés par des courbes en traits pleins, les indices de l’abondance (consommation alimentaire par terrien, production industrielle, espérance de vie, etc.) dépassaient la capacité de charge de la planète vers 2020, indiquée par une courbe en pointillé. Puis ils chutaient brutalement, en 2050. […] — C’est la chose la plus effrayante que j’ai vue de ma vie, avait dit Mildred. → [CA] p. 33

Ainsi encore de la prise de conscience d’une croissance exponentielle. C’est Stoddard, le père de la modélisation, qui parle :

Un roi des Indes s’ennuyait Il promit donc une récompense exceptionnelle à qui lui proposerait une bonne distraction. Lorsque Sissa lui présenta le jeu d’échecs, le souverain demanda au sage ce que celui-ci souhaitait en échange de ce jeu extraordinaire. Alors Sissa demanda au prince de déposer un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, et ainsi de suite pour remplir l’échiquier en doublant la quantité de grains à chaque case. Le prince accorda immédiatement cette récompense en apparence modeste. Atterré, son conseiller lui expliqua qu’il venait de signer la mort du royaume : des siècles de récolte ne suffiraient pas à s’acquitter du prix du jeu.
— Dix-huit milliards de milliards de grains, murmura le Norvégien qui avait calculé, de tête. → [CA] p. 37-38

On suit les débats des quatre chercheurs et de leur mentor, leurs désaccords, leurs surprises devant les résultats de leur propre recherche. Et surtout comment le livre qu’ils publient fait déflagration, comment les économistes le rejettent, et comment la sorte de naïveté et de bon droit du scientifique se heurte à l’étal morne de tout ce qui paralyse notre monde. Les Dundee parcourent la planète pour promouvoir leur livre et faire prendre conscience. Ils sont propulsés à la crête des médias dont les mouvements à hue et à dia annihilent les contenus qu’ils proposent. Le livre détaille cette histoire du couple, qui met à jour le rapport vingt ans après sa première parution, mais sans horizon, et va finir par se retirer dans une ferme de l’Utah, pour élever des porcs. “ Ils ont cessé d’y croire, tout simplement ” → p.124. Eugene Dundee meurt en 20076.

Puis vient l’histoire de Paul Quérillot le Français. Il n’adhère aux conclusions du rapport que du bout des lèvres et se préoccupe d’abord de son intérêt et de sa place. À sa compagne d’alors il affirme :

— Tu sais, Patty, il est probable que nous ne connaîtrons pas l’effondrement de notre vivant. Les projections les plus pessimistes du rapport tablent sur un effondrement au milieu du XXIe siècle. Donc vraiment, il n’y a pas de quoi se rendre malheureux. → [CA] p. 131

Il fréquente les hippies, parcourt la Californie, profite de ses droits d’auteur du rapport, et s’en va sur les conseils de son père comme cadre richement payé à Elf Aquitaine, le grand pétrolier français, qu’il va nourrir de dynamique des systèmes. Avant de créer sa propre entreprise Systems. Et vivre les riches heures parisiennes, entre le champagne et ses amants, tout en gardant le vernis respectable qui sied à son statut.

“ Tu ne renies rien, avait dit Noémie [son épouse]. Mon oncle est un type bien, et je crois qu’il a raison. C’est bien joli de se préoccuper de l’avenir du monde, mais il ne faut pas oublier le tien. Le nôtre. ” → [CA] p. 175

Commence à se dessiner dans le récit les refuges de ces protagonistes de l’Apocalypse, ont cru certains, dont les années qui passent sont loin d’être à la hauteur de leur travail de recherche. Le monde et son chaos sociétal les taraudent et sapent leur confiance. Abel Quentin fait vivre tout cela avec vivacité et détails. Chacun se bâtit sa cabane, chacun se forge un abri, moral tout autant que physique. La littérature déroule l’implacable.

Surgit alors dans le roman un nouveau personnage, Rudy, journaliste un peu précaire, un peu porté sur l’alcool, à qui on [l’actionnaire du journal] demande un reportage sur ces chercheurs du rapport 21 : “ Ça avait fait pas mal de bruit, et puis les gens sont passés à autre chose ” → p. 227. Rudy lit le rapport :

Le premier, il avait démontré scientifiquement l’impasse de la croissance dans un monde fini. Il avait été violemment critiqué, aussi. Il était effarant de lire un livre vieux de cinquante ans qui disait tout. → [CA] p.235

Il se met à la recherche des acteurs, des éditeurs, et notamment il enquête sur le quatrième chercheur, le Norvégien Johannes Gudsonn, dont on a perdu ou presque la trace. Avec patience, le journaliste retrouve son parcours, sa passion pour les mathématiques, radicale comme peut l’être une croyance religieuse enclose en elle-même, sa dérive mystique, sa solitude revendiquée dans une cabane d’une île norvégienne, puis dans le Massif Central. Et là, l’écriture se perd dans les méandres des multiples délires et terreurs d’aujourd’hui, ceux et celles du Norvégien dont il retrouve les carnets :

Berkeley, le 15 mai 1974
Je ne vois plus que les famines, les pénuries, les monstruosités que préparent nos orgies présentes. San Francisco, où je me suis aventuré hier, me débecte : l’atmosphère paresseuse de la fête est partout, les gens boivent et rotent, l’air ahuri, satisfaits. → [CA] p. 344

Et plus avant, dans un manuscrit intitulé Soldat de l’invisible :

Un jour, Erika [une de ses compagnes] m’a dit qu’il fallait frapper le système en plein cœur. Elle parlait de charges explosives, de sabotage des trains, de fusils automatiques. Elle me parlait de faire sauter la banque centrale d’Oslo, ou la raffinerie de la Statoil. Je lui ai répondu : “ À quoi sert de détruire les Machines, si nous laissons les hommes pour les reconstruire ? ” → [CA] p. 457

Et le roman d’aujourd’hui fournit une vue saisissante, dans son imprécision même et son foisonnement, de la vague multiforme en train de nous submerger, sans boussole aucune, multipliée dans ses fausses informations mortifères, où la haine et la guerre s’affranchissent allégrement du droit, de la raison et de la science. La cabane, les multiples cabanes étriquées plutôt, peuvent-elles nous protéger de quoi que ce soit ?

1 Halte à la croissance ?, enquête sur le Club de Rome, par Janine Delaunay, et Rapport sur les limites de la croissance, par Donella et Dennis Meadows, Jorgens Randers et Wiliam W. Behrens III, Fayard, 1972. [HC?]

2 https://jancovici.com/recension-de-lectures/societes/rapport-du-club-de-rome-the-limits-of-growth-1972/

3 https://reporterre.net/Dennis-Meadows-Il-y-a-deux-manieres-d-etre-heureux-avoir-plus-ou-vouloir-moins

4 https://www.youtube.com/watch?v=lxFQ1a52tmQ

5 Cabane, Abel Quentin, Éditions de l’Observatoire, 2024. [CA]

6 Dennis Meadows est en fait toujours vivant en 2024.

 

Écriture le 16/10/24

C’est un livre qui a marqué le jeune chercheur que j’étais, il y a plus de cinquante ans, et qui me revient à la figure aujourd’hui grâce à la parution d’un autre livre dont la trame romanesque s’inspire du premier.

On pourrait dire du premier livre qu’il se veut, à travers une vulgarisation scientifique de bon niveau, un signal d’alarme adressé à tous. Et du second, une exploration saisissante de la dérive du monde désormais globalisé, largement plongé dans l’irrationnel et le déni de la science, où prévaut pour bien des humains le mythe de l’abri, du refuge au seuil des catastrophes.

Nous sommes en juin 1972, je viens de soutenir ma thèse en Physique du Solide, à l’université de Nantes, tout heureux de ma mention Très honorable avec les félicitations du jury. En même temps, cette recherche me semble bien peu utile, elle trace comme un enclos au sein d’une discipline qui m’intéresse sans me passionner. Et, depuis deux ans, nous retrouvons en Saintonge des sensations d’enfance et tout un monde qui me semble plus authentique, ou plus sain peut-être, que la densité urbaine nantaise, toute échevelée et en forte croissance, justement.

J’achète le 26 juin, juste après sa parution, le premier livre Halte à la croissance ?1. Je me souviens l’avoir lu d’une traite, avec attention et passion, et m’être dit ensuite que, si le monde évoluait comme ça au cours du XXIe siècle, on serait mieux à vivre à la campagne, si tant est qu’on atteigne un âge avancé… Réflexion bien naïve, mais qui a contribué à notre changement de vie.

La croissance et sa question

Dans la décennie 1960-1970, la croissance économique annuelle varie en France de 5 à 7 %2, légèrement au-dessus de la moyenne mondiale3. L’impact du rapport Meadows est considérable, le livre va se vendre à plus de 30 millions d’exemplaires dans le monde et faire très vite polémique. Dès sa préface, le problème est justement posé :

La croissance s’inscrit trop souvent aujourd’hui dans des programmes à courte vue qui satisfont admirablement des égoïsmes nationaux, mais au prix d’irrémédiables détériorations à long terme. […] La Religion de l’Expansion doit s’effacer au profit, non d’un arrêt de la croissance, mais d’une croissance contrôlée pour préparer des grands équilibres écologiques… → [HC?] p. 13

Tout part d’une évidence pourtant : dans un monde fini comme l’est notre Terre, on ne peut croître de manière infinie. Il faudrait donc savoir se limiter. Mais…

La limite, c’est notre ennemie. A bien y regarder, les grandes aventures humaines ont toujours eu pour objectif de dépasser les limites. La Lune est à 400 000 km de la Terre, séparée de nous par le vide, et totalement incapable d’accueillir un être humain dans la tenue d’Ève ? Qu’à cela ne tienne, un peuple entier se mobilise – et une entreprise comptant jusqu’à 400 000 personnes est mise sur pied – pour parvenir à y faire une promenade du dimanche.4

Parcourons donc d’abord (un peu) l’histoire et le contexte de ce livre de 1972, ainsi que, grossièrement, les scénarios d’évolution qu’il décrit, et aussi où nous en sommes de ces scénarios cinquante ans plus tard.

Du Club de Rome au M.I.T.

Le Club de Rome5 est un groupe de réflexion fondé en 1968 autour d’Aurelio Peccei, alors membre du conseil d’administration de Fiat. Il rassemble des industriels, des hauts fonctionnaires, des universitaires, des penseurs… de différents pays, préoccupés par les problèmes complexes de l’évolution des sociétés humaines. Ces gens souhaitent des recherches qui appréhendent les problèmes à l’échelle du monde, mais ce genre de projet heurte les gouvernants, qui n’ont que faire des “ dilemmes de l’humanité ”. Les réunions se succèdent, et les échanges. En 1970, Jay Forrester6 assiste à l’une d’elles, il est professeur et chercheur au M.I.T., grand laboratoire de la côte Est des États-Unis :

Il travaille depuis une trentaine d’années à la mise au point de modèles mathématiques adaptés aux systèmes dynamiques et complexes que sont les problèmes industriels et les problèmes urbains. → [HC?] p. 33

On raconte que dans l’avion du retour, Forrester noircit des pages de notes pour adapter son modèle à la problématique du monde, ce sera World 1, ensuite affiné en World 2 et 3. Le père de la modélisation des systèmes dynamiques sera très convaincant devant l’équipe du Club de Rome qui vient au M.I.T. En juillet 1970, la fondation Wolkswagen finance la recherche pour 200 000 dollars.

Forrester réunit autour de lui dix-sept jeunes chercheurs, dont quatre vont signer le rapport. Dennis Meadows en est le responsable :

Pendant dix-huit mois la très jeune équipe internationale va faire un travail de bénédictin : recueillir chiffres et statistiques provenant de, et concernant, la planète entière. Et ce pour les variables qui ont été jugées essentielles : investissements (production, industrialisation), population, pollution, ressources naturelles, nourriture, qui sont les cinq éléments dont les interactions vont être étudiées. → [HC?] p. 35

Le modèle et ses résultats

On sait qu’un ensemble considéré comme un système est représenté par des éléments en interactions, parfois nombreuses, les uns avec les autres. Ces interactions sont de différents types :

Un exemple bien connu est celui de la boucle prix-salaires : les salaires augmentent, donc les prix augmentent ; l’augmentation des prix provoque des demandes de réajustement de salaires, et ainsi de suite. → [HC?] p. 153

Une telle interaction est dite boucle positive, il existe évidemment des boucles négatives, et des interactions dont les effets sont décalés dans le temps. Les chercheurs du M.I.T. qualifient eux-mêmes leur modèle comme “ imparfait, schématique, et incomplet ”, mais il résulte néanmoins d’un travail considérable pour 1/ établir la liste des relations causales entre les cinq éléments cités ci-dessus et construire la structure des boucles, 2/ quantifier chaque relation avec le plus de précision, compte tenu des données mondiales disponibles, 3/ calculer l’évolution de toutes les interactions et simuler le comportement du modèle dans le temps, et 4/ vérifier l’influence sur le système des différentes politiques pour modifier son comportement.

Notons que, par exemple, le modèle prend en compte la pollution, mais pas de manière forte le changement climatique, alors peu investi par les scientifiques. Et que le modèle en reste à des grandeurs et des interactions mesurables : il ne prend pas en compte des événements type pandémie du futur Covid-19, ni des guerres éventuelles qui peuvent avoir des incidences majeures sur l’évolution du monde.

Comment se comporte le modèle dans le temps, de 1900 à 2100 ? Jean-Marc Jancovici fournit les graphiques et un commentaire éclairant7, et les auteurs du rapport déclarent déjà :

Cela nous permet d’affirmer avec une quasi-certitude que, au cas où aucun changement n’interviendrait dans notre système actuel, l’expansion démographique et l’expansion économique s’arrêteraient au plus tard au cours du siècle prochain. → [HC?] p. 233

Le comportement fondamental de l’écosystème mondial est défini par une croissance exponentielle de la population et des investissements, suivie d’un effondrement. → [HC?] p. 250

Cet effondrement provient de la pénurie de matières premières. En doublant le stock de ressources naturelles, l’effondrement, selon le modèle, a lieu une vingtaine d’années plus tard, “ tout simplement parce que quelques années supplémentaires de consommation suivant une loi exponentielle ont été suffisantes pour accélérer leur disparition ” → p. 234.

On ne peut résumer ici la pédagogie et la prudence scientifique dont fait preuve ce rapport Meadows. J’en conseille encore aujourd’hui la lecture, il n’a rien perdu de sa pertinence. Avant de parcourir, dans un prochain article, ce qui s’en est suivi, depuis cinquante ans, à travers un autre livre, terminons par des extraits des commentaires des membres du Club de Rome. Ils écrivent que les limites à la croissance…

risquent d’être atteintes plus rapidement encore du fait des contraintes politiques, économiques et institutionnelles de l’injuste répartition des ressources et des revenus tant entre les groupes humains qu’à l’intérieur même de ces groupes… → [HC?] p. 290

Et encore :

Nous courons au désastre si les nations continuent à agir en ne tenant compte que de leurs seuls intérêts, ou si les nations industrialisées et pays en voie de développement entrent ouvertement en conflit. La planète n’est pas assez vaste et ses ressources ne sont pas suffisantes pour tolérer plus longtemps le comportement égocentrique et agressif de ses habitants. → [HC?] p. 295

1 Halte à la croissance ?, enquête sur le Club de Rome, par Janine Delaunay, et Rapport sur les limites de la croissance, par Donella et Dennis Meadows, Jorgens Randers et Wiliam W. Behrens III, Fayard, 1972. [HC?]

2 https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays/?codeStat=NY.GDP.MKTP.KD.ZG&codePays=FRA&codeTheme=2

3 https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GDP.MKTP.KD.ZG

4 Jean-Marc Jancovici, Préface à la mise à jour du rapport Meadows, 2012. Voir : https://jancovici.com/publications-et-co/contributions-a-ouvrage/les-limites-a-la-croissance-dans-un-monde-fini-30-ans-apres/

5 https://fr.wikipedia.org/wiki/Club_de_Rome

6 https://fr.wikipedia.org/wiki/Jay_Wright_Forrester

7 https://jancovici.com/recension-de-lectures/societes/rapport-du-club-de-rome-the-limits-of-growth-1972/. On trouvera sur cette page web les graphiques du rapport de 1972.

 

Écriture le 15/10/24

C’est dans une petite ville de l’Ouest, une grande salle bien éclairée, avec des tables tout autour et des piles de livres sur les tables.

La libraire, dynamique et souriante, organise ce salon, avec l’aide des édiles locaux : trente-quatre autrices et auteurs, chacune et chacun assis à sa table, derrière ses livres. Certains ont apporté de grands panneaux promotionnels qu’ils ont tendus derrière eux. Il va y avoir des animations dans la journée, quelques rencontres dans une salle à part avec quelques auteurs, et aussi une tombola dont je n’ai pas bien saisi les tenants et les aboutissants – on tire des numéros pour les enfants mais les enfants ne sont pas là, on remet tout en jeu. À l’entrée, dans le hall, un buffet dit oriental, avec des pâtisseries d’Orient donc, qui sert un thé parfumé merveilleusement préparé.

Au début, il n’y a presque personne, alors les auteurs déambulent, cherchant le fil conducteur, cherchant à repérer ce qu’ils connaissent, ce qu’ils découvrent. De l’autre côté de la pièce, une jeune femme coiffée d’un tricorne et d’une veste à l’aspect militaire tient des propos volubiles sur la manière d’écrire et de se faire éditer. À ma gauche, ma voisine a déployé sur sa table des dizaines de titres en piles resserrées qui encombrent tout l’espace, elle en retire finalement certains. Est-ce que la profusion va séduire le lecteur potentiel ? À droite, elle ne propose, comme moi, qu’un seul livre, mais cartonné et avec photos, ça traite de New-York et de l’Apocalypse, comme je le découvrirai par bribes tout au long du jour, tant ses explications occupent l’espace sonore. Plus loin, un stand qui propose des livres graphiques – l’histoire aidée de la BD, qui va faire sans doute les meilleures ventes, “ c’est très tendance ”, me dit-on. Parmi tous ces auteurs, deux dont j’ai déjà lu des critiques dans quelque média d’envergure, les autres, comme moi, sont des anonymes besogneux de la littérature. De la littérature ? Pas vraiment. Peu d’œuvres littéraires, mais des livres à thèmes divers, fantastique, science-fiction, policier bien sûr, histoire mise en fiction…

Vers onze heures, le courant des visiteurs s’est affermi, mais la densité reste légère, on peut les observer tout à loisir. Ils restent là longtemps pour beaucoup, faisant deux ou trois fois le tour, un peu gênés de regarder le livre. “ Je peux ? ” - “ Mais ils sont là pour ça... ” Après le titre, chacun lit la quatrième de couverture, certains ouvrent l’ouvrage, lisent quelques lignes, changent de page, le referment et le reposent sur la pile. Avec un sourire gêné : “ Je fais le tour, mais je vais revenir ”… Certains auteurs de mes voisins agrippent celle ou celui qui s’arrête, tiennent un discours sur leur propre talent, sur l’exceptionnel qu’ils présentent, là, sur la table, l’œuvre à lire absolument… Mais ça reste peu efficace, le passant écoute, poli, un moment, puis se détourne, passe au stand d’à côté et le jeu recommence… Parfois, c’est le passant qui prend la conversation en mains, qui connaît le sujet comme l’auteur, qui a parcouru le pays concerné depuis longtemps – “ j’étais à New York justement... ” La population qui passe est assez âgée, quelques jeunes filles, rares, par groupes de deux ou trois.

Le plus souvent, ceux qui ouvrent le livre et montrent par leurs gestes leur intérêt, ont besoin d’arguments pour se désengager, ne pas l’acheter. En quelque sorte, on joue comme au théâtre. “ Ah Oui, j’ai bien connu tous ces mouvements, j’étais aux premières loges, c’était il y a cinquante ans... ” Lui est bien mis, il se raconte son passé, elle est souriante, emplie de bagues, elle l’entraîne ailleurs… Et le jeu recommence souvent, autrement décliné. Comme si, de se baigner dans les mots nouveaux, ne ravivait que de vieux souvenirs où ces mots avaient de l’importance pour vivre, qu’ils n’ont plus. Parfois, quand même, ce qu’on croit être une vraie rencontre : elle a lu quelques extraits, elle me regarde profondément, “ C’est très beau ”, dit-elle. Elle a le livre dans ses mains, je sais qu’elle va le lire, on se regarde dans un sourire à peine esquissé, je fais la dédicace, “ Pour Claire... ” “ C’est un joli prénom ”, dis-je. Elle prend le livre, il n’y a rien d’autre pour peupler l’instant que cette promesse que les mots vont l’abreuver quelque temps. Et qu’écrire, ce n’est pas toujours vain.

L’après-midi, c’est l’affluence, parfois plusieurs questions différentes en même temps, et chacun qui veut l’auteur à soi seul, et s’imaginer qu’ainsi il captera une part du mystère qu’il assigne aux mots couchés sur le papier. Il reste dans ce monde tout aplati, tant asséché, des zones obscures auxquelles certains, on le pense, ont accès. Des auteurs s’engouffrent dans cette brèche, cultivent la stature d’un personnage sacré. D’autres, au contraire, n’affichent qu’une modestie ordinaire, tant l’écriture pour eux n’est qu’un geste au cœur des vies, essentiel mais dans le fil des jours.

Le soir arrive, la salle retrouve sa transparence du matin, avec des livres en moins sur les étals, mais qui restent trop nombreux aux yeux de beaucoup. Chacun range les exemplaires dans les cartons. Est-ce que la journée a essaimé un peu de culture dans l’esprit de ces gens qui sont venus – quelques centaines ? Goût amer d’un temps si précaire.

Écriture le 20/02/24

Les livres,
un peu partout posés dans la maison,

on dialogue avec leur mémoire
on se rappelle leurs temps de vie en nous,
ce qu’ils nous ont appris du monde.

Les livres se sont accumulés, on a tenté
de les ranger, de leur assigner une place
en soi et dans l’espace,
entre la blessure et le devenir,
entre le sourire du bonheur
et l’ignorance qui monte des douleurs.

Sait-on quelle nourriture ils nous ont offerte,
en quoi leurs histoires, leurs images, leurs pensées
ont labouré notre être, l’ont rendu peut-être
plus fertile, plus ouvert à ce qui vient d’ailleurs,
à toutes les guirlandes des mondes jamais épuisées
qui murmurent à l’oreille tous nos possibles.

Mais ils restent tellement évanescents,
on voudrait les toucher du doigt,
les ramener à la vie même,
les fragrances des livres s’évaporent
elles se détachent du réel du monde,
elles ne font dans le souvenir
qu’un menu signe.

Les livres tissent dans l’ombre des maisons
une chaleur, comme un peu de la tendresse
essentielle au devenir des vies,
comme un peu de la profondeur
gagnée sur le futile des jours,
comme un peu de l’ancrage
dans la terre humaine dont on vient
et qu’on ira rejoindre,
au bout de la route amoureuse.

Écriture 16/02/24

J’ai commencé de brasser la terre du jardin, il y a deux jours, dans l’humidité encore grande de cette terre lourde, avec qui je dialogue depuis cinquante ans.

À chaque année qui vient, il faut griffer, creuser et bêcher un peu – juste un peu – cette terre compacte et les restes de l’engrais vert semé en septembre. Un peu plus loin, un envol de vanneaux, dans un nuage léger, signait le bonheur de vivre.

Le jardin nous arrime à la terre, aux aléas du temps qu’il fait, au climat qu’on voit changer au rythme qui s’accentue. Le jardin nous murmure qu’on ne maîtrise pas la terre, ni le temps, ni cette évolution folle que les humains ont mise en branle et qu’ils ne peuvent plus arrêter.

À une centaine de mètres du jardin, sur l’autre versenne, on continue de déverser des poisons dans le sol, régulièrement. Cela fait un brouillard léger dans la lumière. On espère à chaque fois que le vent porte dans l’autre sens. On ne mesure pas l’étendue des dommages, pour le vivant du sol, pour nous-mêmes, pour le monde. On ne sait rien, sauf ce rendement comme la valeur suprême. Qui pourtant ne suffit plus à la précarité paysanne, qui la dépossède, l’oblige à l’exil d’elle-même.

Il faudrait que la terre partout soit comme un jardin, qu’on y porte attention pour les générations qui viennent. Rien de tout cela. Seulement le modèle triomphant d’une économie globalisée, chaotique, incohérente, qui lamine les petites gens, les paysans comme celles et ceux des jardins. Toutes celles et ceux qui regardent le désastre venir dans l’impuissance de leurs mains.

Il faudrait de nouvelles oriflammes, une nouvelle foi, des confiances et des chemins renouvelés… nous n’avons que l’immensité médiatique des résonances vides. Nous nous accrochons, tous, aux jardins, aux plantes qui poussent encore, aux fleurs qui font la lumière nouvelle, celle qui fait du bien aux corps, un moment. Il faudrait une mobilisation, non pour réarmer quoi que ce soit – les armes, c’est toujours la mort, mais pour assembler, tisser, expliquer vraiment. Il faudrait du temps, de ce temps qui coûte trop cher désormais. Les jardins sont condamnés à survivre sans bruit, dans le reflux d’espérance, dans l’attente des malheurs à venir.

Écriture le 02/02/24

Avec ceux qui sont proches vient la vie facile des rencontres et souvent de la confiance partagée.

Les visages sont comme le ciel, même avec les nuages il y a la lumière. Avec ceux qui sont proches, on peut longtemps meubler le monde, de la saison qui vient, ou des champs de lavande qu’on a vus autrefois, là-bas, dans le sud du soleil. Ou bien encore des voyages bénis dans les terres de l’Orient, celles qui sont si loin, et si proches quand on s’immerge en elles. La vie dans le monde avec les proches tinte comme les matins du monde, ouverte à tous les vents, elle dit sur la terre immaculée le devenir improbable des rires et des bienfaits, malgré tout. Malgré toute la face sombre que font aussi les hommes.

Aime le proche de toi, comme toi. Ouvre, partage et tisse la confiance. Et celle-ci déroule tous les possibles du monde dans cet espace entre vous. Il n’y a plus que les couleurs du vivant, celles qui s’accommodent et magnifient les paysages, les patrimoines et toutes les mémoires qui ont fait à ce jour l’humanité. On sait bien que c’est cela qu’il faut faire grandir, préserver. Les œuvres des hommes comme un témoignage. Cela qui se décline dans le cours immédiat des vies, comme la naïveté enfantine, ou toutes les rumeurs accessibles du vent.

Nous marchons tous désormais au bord du désastre, sans savoir même que nous sommes ensemble, dans le difficile extrême de l’impuissance collective, nous ne savons rien de ce qui nous attend, au sein du flux montant de ce qui tue.

Il nous reste l’espoir à tisser, telle une foi dérisoire, à même les visages, il nous reste à prolonger les sourires. Comme le font depuis toujours toutes les mères du monde devant leur enfant. Nous ne savons rien de ce qui va venir, nous avons peu de prise sur ce qui fait les choix, à travers cette terre. Sauf avec vous qui êtes proches, là, dans l’espace des murmures, loin des discours de certitudes, dans le partage encore sublime des jardins, ou des nuages, ou de l’évidence des enfants.

Écriture le 27/01/24

C’est dans son atelier, sur les hauteurs de la maison, là où la lumière encore nimbée des montagnes entre à flot.

C’est dans une sorte de désordre une profusion d’outils, de pains de terre préparés, enveloppés, une profusion de petits personnages en train de sécher, nés de cette terre et de ses mains à lui, qui nous guide, qui nous fait traverser son monde où son imaginaire ne cesse de dialoguer avec sa mémoire d’enfance, avec la terre qu’il modèle, avec ses pensées intimes.

Il va faire cuire ses petits personnages, les rendre permanents, les pousser au-delà de la mort peut-être. Et cela dressera dans l’espace des processions humaines où les blessures sur les visages se verront à peine, où la fatigue de mener la vie jusqu’à son terme affleurera parfois. Il y en a des centaines, de ces personnages, souvent groupés, figures des efforts des hommes depuis toujours, la terre écrit le chant des anciens récits, des anciens psaumes. Il explique – Voici Abraham, et Sara, et Isaac…, il explique, et la terre devient comme une musique avec les figures tutélaires du monde. Il passe d’un groupe à l’autre, il raconte, il ne dit pas les blessures à vif qu’on voit sur les visages, ni les luttes des frêles silhouettes contre l’inéluctable. Ou peut-être est-ce simplement contre le vent qu’elles marchent à grand-peine, on ne sait jamais quand on voit une image ce qu’elle traduit de précaire, de bienheureux.

Il nous montre bientôt ses carnets de dessin, semis de traits, de courbes retracées, esquisses, et parfois l’accomplissement de l’image. Il détaille – là, la tour du village, là la Roche-Colombe… mais tout est mêlé sur la feuille, sans que l’univers figuré soit hésitant. On parcourt cet espace recréé avec enchantement, sans toujours reconnaître ce qui le constitue, mais on sait bien que c’est la musique des courbes et des traits qui compte, leur naissance, ce qui peuple la surface, comme une enfance qui remplirait sa mémoire sans fin, parce que l’humain est sans limite, qu’il sait transmettre l’impondérable des angoisses, la magnificence des certitudes.

Viennent les dessins eux-mêmes, avec leurs couleurs incertaines. La multiplication des paysages et leurs incertitudes, les formes vivantes qui les emplissent et qu’on ne découvre qu’après un long moment du regard. Les arbres et leurs feuilles dans la lumière et comme en arrière d’eux les mille matières ou signes qui font le monde, bien plus loin, comme une essentielle fondation qu’il faut chercher dans le visuel qui s’offre. Il dit encore – Là, c’est Venise. Il montre la folle miniature d’une église perdue dans l’immensité grouillante de la feuille dessinée. On a l’impression qu’il tisse l’infinité du vivant, que les traces et les couleurs lèvent à peine sous le regard l’insondable, qu’il nous invite dans l’incertitude d’un chemin qui ne finira pas, où les yeux partagés deviendraient plus fraternels.

C’est dans l’atelier, là où tout se joue dans l’aventure précaire de la création, là où tout se risque, là où la mémoire humaine inscrit des lucioles qui la dépassent. Là où peut-être face aux vents des montagnes peut s’écrire en pointillés une intime espérance.

Dans l’atelier de Frank Girard

Écriture le 09/05/24

C’est comme un nid, c’est une maison qu’on a commencée petite, une sorte de cocon à même la terre un peu sauvage, parmi les arbres de ce pays du sud vers le Lubéron, avec de grandes trouées ouvertes au regard.

Et l’on sait que ce regard se poursuit au-delà de ce qu’on peut voir, au-delà de soi-même.

C’est comme un nid qu’on a commencé il y a longtemps déjà – deux générations de vie pour assembler ses brindilles, les ajuster, prévoir des parcours, des endroits pour le repos, pour le partage. On l’a agrandie, peu à peu, à mesure des enfants qui poussaient. C’est une maison pour le temps paisible, pour se dire que, parmi les pierres plates et grises qu’on remet en terrasses, le fil du temps se déroule dans la densité des vies et que les trouées ouvertes du paysage sont immuables et signent comme d’une bénédiction cette terre.

Sur un mur de la maison, on a greffé une arche, un arc en anse de panier qui donne sur un espace ouvert au repos. Au bord de la maison, le chemin d’accès, qui se transforme là en étroit sentier. Tout autour, des arbres de la Méditerranée, des collines douces, et ce terrain qu’il faut nettoyer pour protéger du feu toujours possible. Comment écrire les ingrédients du bonheur à même la terre, ces sortes de liens entre l’existence humaine et son entour, ceux qu’on touche du regard, ceux qu’on devine ?

Celle qui vit dans la maison nous emmène sur le sentier, vers l’ancien village maintenant abandonné – les gens sont descendus vers la vallée plus lucrative un peu plus bas. Il y a encore d’anciennes bories au toit de pierres sèches, précautionneusement décalées l’une l’autre pour faire peu à peu voûte, il y a de vieilles cuves pour retenir l’eau incertaine, il y a les pierres des murs, leurs rangées, leurs alignements qui disent le savoir-faire d’antan.

Elle et lui nous conduisent à quelques kilomètres, dans un village à flanc, là où le divin marquis logeait dans son château, tout en haut. Tout le village a été restauré, par le grand couturier qui a naguère fait du château sa propriété, par un groupe américain d’art and design qui possède une bonne part des maisons et propose des sessions de création, des expositions. Et cela livre à ceux qui passent une atmosphère étrange, d’une authenticité ancienne de l’espace, irriguée, nervurée, par l’univers global de la mode qui draine jusqu’ici ses intérêts commerciaux. En montant dans les ruelles, des balcons, d’où l’on voit d’autres villages perchés, au loin, parmi les traînées des nuages bas. Au château, on ne peut pas entrer, une conférence de presse s’y tient, sur invitation, les grands bras grands ouverts d’une œuvre d’art à l’extérieur se referment sur nous. On redescend par un sentier, la terre conviviale n’est jamais loin.

On revient dans la solitude de la maison, tout près, mais si loin dans l’apparence des vies, à l’abri des habitats denses qui jalonnent la terre et y creusent leurs affaires. On y partage le délicieux repas de l’amitié, les moments simples, les fraises du printemps ont des saveurs éternelles.

Écriture le 06/05/24

La Svanétie est une terre à part, nichée au pied du Grand Caucase, dans la partie ouest de la Géorgie.

Terre de résistance à tous les envahisseurs, terre de sauvegarde de cette ethnie svane très ancienne qui la peuple, terre de patrimoine où les hautes tours des villages percent la brume comme une affirmation de l’indicible, où les églises sont comme semées à la volée, choyées par les habitants, couvertes de fresques aux styles multiples et qui renferment des icônes vieilles de plus de dix siècles.

Si le pays commence dans la verdure végétale, il se termine vers Ushguli par un village encore enneigé l’été, à plus de deux mille mètres d’altitude. Difficile en un article de donner à voir ce territoire, autrement que par quelques images un peu à la volée elles aussi. On a fait ce périple à partir de Mestia, la petite ville encore facile d’accès. Nous logions chez une femme qui travaillait au superbe petit musée de la ville. “ Comme j’aimerais aller avec vous ! ” À défaut, elle nous a trouvé un chauffeur étrange qui, en plus d’être un expert du 4 x 4, s’occupe du patrimoine, de faire des relevés dessinés des fresques avec grande précision. Il a le visage sévère et sérieux. Lela nous accompagne aussi, pour la traduction.

Mulakhi

Comme à Mulakhi, le scénario sera partout le même : l’église est fermée, le chauffeur nous dépose, il va chercher le prêtre qui arrive après un moment, comme ici cheveux blancs et calotte noire, nous bénit jovialement, dit qu’il aime la France, et nous présente en détail toutes les scènes des fresques et les icônes. On s’imbibe des paroles, on tente de comprendre, de situer. Dehors, les trouées de lumière sur les immenses versants, entre les nuages. La magie des très vieilles images au cœur des hautes montagnes, grandeur contre grandeur.

Murkmeli

Le territoire est organisé en petites communautés, qui peuvent regrouper plusieurs villages. Ainsi, tout en haut, Ushguli, qui possède son église Lamaria du Xe siècle (la Mère de Dieu en svane), est relié au village en-dessous, Murkmeli, avec son église du Sauveur et des fresques des XIe-XIIe siècles. D’autres églises sont isolées, perdues dans la montagne, parfois à deux heures de marche, et nous ne pourrons pas toutes les voir.

Ushguli

Cette profusion des trésors arrimés à ces maigres villages m’impressionne, d’autant qu’il y a toujours quelqu’un pour ouvrir, pour dévoiler, pour expliquer. À Lagurka, il nous faut monter dans la montagne durant presque une heure, sentier raide, cœur qui cogne dans la suée. Quand on arrive, des gens sont déjà là, notre chauffeur les a prévenus hier que nous venions ce matin. Rituel des scènes qu’on découvre, des visages qu’on identifie avec Lela, comme ce saint Jean que le peintre Tevdore a signé en 1111.

Khe

On s’imprègne de ces fresques, de ce qui se dissout lentement, de l’érosion qui fait son œuvre, des couches qui résistent. Les Svanes sont fiers de leurs trésors, mais c’est une fierté simple qui se confronte à l’immense, à l’âpreté de leur pays. Il y a ces icônes sur bois ou en métal repoussé, dont certains remontent avant le Xe siècle et qu’on nous sort de meubles mal fermés, avec ferveur. Sensation que tous connaissent leur mémoire comme un fleuve dont ils s’abreuvent et qu’ils partagent modestement. Sensation aussi que cette parole les fait vivre. Et nous avec eux, par scintillement.

Khe

 

Mulakhi

Comme toujours, en ces moments de grâce, le voyage abolit le temps, l’espace, nous voici ailleurs, portés profondément par les images et les pierres, transfigurés comme des enfants. Quand on pique-nique le midi, notre chauffeur, lui qui travaille à la restauration de ces lieux et qui nous montrera tout à l’heure longuement ses croquis des fresques, a trouvé sur la pente des fraises sauvages, toute une poignée, qu’il fait glisser de sa forte paume vers la tienne, si fine.

En 2013

Écriture le 12/06/23

D’une étape à l’autre en Géorgie, comment écrire la profusion de l’architecture, des reliefs sculptés, des peintures murales ?

Le patrimoine maille le territoire de façon dense, et c’est comme une récolte inépuisable croit-on, qui draine une longue période de temps. Et tout cela au cœur d’une variété de paysages peu commune. Nous sommes partis ce matin de Koutaïssi, grand centre de la partie occidentale du pays. Deux sites déjà visités, nous partons vers le nord-est par une longue route sinueuse dans la verdure des premières montagnes, passons bientôt Tkibouli, ancienne cité industrielle aux grandes avenues et façades lépreuses. Il faut monter encore, dans cette province de Ratcha, on se croirait bientôt en Auvergne dans la lumière douce, on pique-nique au bord d’un grand lac aux eaux claires.

Nikortsminda est un peu plus loin. L’église Saint-Nicolas se tient au bout d’un petit chemin qu’on monte dans le soleil et d’où l’on domine toutes les terres d’alentour. Cette église fut construite – une inscription en témoigne – en 1010-1014, par un roi nommé Bagrat III, fondateur du premier royaume unifié de Géorgie. Elle est à la fois élancée et ramassée sur elle-même, comme nombre d’édifices de cette région du monde, Arménie et Géorgie, où le signe fondateur est celui de la coupole élevée vers le ciel.

À en faire le tour, ce qui impressionne d’abord, ce sont les reliefs sculptés qui couvrent à foison les parois, murs des frontons, arcs et montants des fenêtres de la coupole. On ne peut s’empêcher de penser à notre art roman, au vu de la période de construction, mais ici tout l’extérieur est investi par les sculpteurs. Et d’abord par les images surprenantes, comme cette scène où deux anges portent le Christ sur son trône de gloire, quand il revient à la fin des temps, tandis que deux autres anges sonnent de leur cor la nouvelle, haut et fort… Tous les corps, les ailes, les vêtements sont saturés de traits et de courbes bien creusés dans la pierre, dont émergent les visages aux regards hallucinés, accentuant la prégnance profonde de l’ensemble. La scène est organisée de façon fort complexe.

nikortsminda seconde venue

On retrouve cette complexité partout sur les murs, notamment au tambour de la coupole. Les piliers des colonnettes, les moulures proéminentes des arcs sont transfigurés par des entrelacs végétaux très rigoureux, mais dont le regard s’échappe, devient mobile à saisir sans fin tous ces ornements. L’œil voyage au sein de ces motifs et quand il rencontre une image, il s’arrête, mais comprend d’emblée, par l’ornement que l’image prend en elle, que le voyage n’est jamais fini. Le dehors de l’église imprime ainsi en soi un mouvement profond, que les lointains du paysage augmentent.

nikortsminda tambour

Le dedans est entièrement couvert de fresques, réalisées au XVIe et XVIIe siècles, quand l’église fut réparée. L’effet est saisissant de l’écart entre les images de pierre du dehors et celles du dedans, et pas seulement en raison de la période de temps qui les sépare. On retrouve une sorte de vertige dans ces réseaux d’images multipliées, un peu comme dans les motifs du dehors. Les parois, les arcs, les conques et la grande coupole sont peuplés notamment de figures de princes, d’une descente de croix, de scènes de l’enfer, d’une Déisis et de thèmes de la Trinité. En haut de la coupole centrale, des anges soutiennent la grande figure centrale de la croix. Ils ont la silhouette grandement allongée, et les plis des vêtements, la courbure des ailes impriment une dynamique à cette part cruciale de l’église.

nikortsminda ange

Voilà un couple qui arrive avec le prêtre pour leur mariage. On s’esquive. Je me demande quels souvenirs d’images auront ces jeunes gens, dans leur mémoire d’amoureux. Dehors, des invités à la noce discutent, de la famille, de leur vie d’ici. Voient-ils encore cette profusion du dehors et du dedans, ce voyage inépuisable dont les images enveloppent les corps ?

En 2013

Écriture le 15/05/23

Nous avons dormi à Akhaltsikhe, au sud-ouest de la Géorgie, au sein des montagnes du Petit Caucase.

Ici, se sont côtoyés depuis longtemps, outre les Géorgiens, des Arméniens, des “ Français ” (ainsi nomme-t-on les catholiques), des Juifs, des Musulmans. Une grande église arménienne encore en usage, une mosquée et une synagogue dans la vieille ville. Et ce sentiment dans le parcours qu’en ce coin perdu se sont mêlées plusieurs civilisations.

Sentiment qui va se conforter ce matin. Nous partons vers Sapara, portés par les nuages bas qui s’accrochent aux arbres des montagnes. Le gris des brumes, le vert des arbres, tout au long de la montée sur la piste, et bientôt, là-bas, tout au bout, les coupoles et les tambours des églises qu’il faut longtemps pour atteindre. Demeurent ici quelques moines, jeunes, bons vivants, “ oui, vous pouvez photographier... ”

Dehors, en ce bout du monde, c’est l’assise imposante des volumes et la modestie aussi, de ces niches dans la montagne. Beaucoup d’entrelacs, une pierre sommairement sculptée d’un saint Georges terrassant le dragon. Le dialogue entre les pierres dressées et les montagnes. Puis on entre dans l’église Saint-Sabba construite au début du XIVe siècle. L’orthodoxie byzantine est alors dans une situation paradoxale : le pouvoir de l’Empire s’est beaucoup affaibli, mais, sous la dynastie des Paléologues, la culture fait renaissance, elle s’ouvre aux autres. Les croisés d’Occident ont en 1204 saccagé Constantinople, les Ottomans deviennent plus puissants et dangereux, mais les périls sont aussi l’occasion de remise en question. L’image byzantine, très encadrée depuis la fin de l’iconoclasme, se transforme, elle est traversée par un nouvel humanisme, elle s’ouvre. À cause des épreuves et malgré elles.

C’est ce qu’on découvre, émus de lumière et des scènes figurées, dans les fresques qui recouvrent les parois de Saint-Sabba. Les couleurs se déploient, plus franches, les plis des vêtements sont plus marqués, les gestes des personnages occupent mieux l’espace, comme on le voit par exemple sur cet ange qui montre le tombeau vide au saintes femmes. Et surtout les visages s’affinent, se personnalisent, ils gagnent en profondeur sans renier pour autant leur “ éternelle immobilité ”, témoin cet autre ange, Raphaël, peint sur un pilier.

sapara un ange

 

sapara ange raphael
Durant la descente, au sein des chaos de la piste, je me demande comment ces influences culturelles sont arrivées jusque là, quels étaient les échanges, quand les fresquistes de Constantinople avaient besoin d’aller ailleurs, vu la précarité des temps, en Serbie, en Bulgarie, dans la Russie de Novgorod, en plus de ces territoires géorgiens. Je m’interroge sur ce qui rend fertile, sur ce qui transforme, qui fait s’incarner l’esprit autrement.

En 2013

Écriture le 01/05/23

On touche des mots parfois,
dans l’incertitude tremblée de la main
qui les couche sur la page,

le plus grand scintillement, le plus grand dénuement,
à la fois l’essentiel de ce qu’on rêve et son impuissance.

L’écriture s’accroche aux bribes de ce qui reste,
à l’espérance de ce qui vient,
elle tremble de toutes les douleurs
de ce qui n’est pas su,
ni vécu,
mais entre les mots l’épaisseur d’un pays
qu’on aurait souhaité parcourir
juste peut-être le temps d’un rêve.

On glane des images, on croit naïvement
que ce qu’on traverse en elles
prend pouvoir sur le monde,
ou du moins l’empan de la terre qu’on partage,
tant les images parfois vous transfigurent
tant elles ouvrent, comme les mots
des trouées d’air et de bonheur mêlés,
parfois,
dans l’éclairage éperdu du temps.

Écriture 19/01/24

Les hommes dans les bois font la brouille,
ils nettoient autour des arbres, c’est l’hiver,

et quand il gèle, ils font un peu de feu
des broussailles qu’ils ont coupées.

Les hommes sont seuls dans les bois,
avec leur serpe et leurs outils de l’ancien temps
comme le moule à fagots…
Qui fait des fagots encore aujourd’hui,
qui se sert de bois menu pour le feu qui cuit
ou d’autres lits de braise ?

On ne sait pas trop les limites des parcelles
dans ces bois taillis qui poussent sauvagement
et repoussent autrement, d’une coupe
et d’une génération l’autre,
on ne sait pas trop les levées à suivre
les fossés qui séparent.

Les hommes sont seuls, ils ne quêtent rien,
ils font simplement les gestes de la terre,
comme ceux de la génération d’avant
les gestes pour survivre, le bois
c’est le feu qui fait griller, qui chauffe,
et qui nous sauve devant la cheminée de l’hiver.

Les hommes dans les bois se mesurent à eux-mêmes,
à leur effort au sein du froid,
parfois ils se retrouvent deux à deux
et c’est l’espace partagé du monde qui se décline
entre eux,
entre leur parole inquiète des saisons et des temps à venir,
ils laissent leurs outils un moment
ils délaissent leur solitude
ils se défont du fardeau
seulement pour un moment
seulement pour se reconnaître.

Écriture 12/01/24

Quand on revoit l’enfance, c’est à pleines brassées la certitude du monde.

Ce qui revient tient de l’inamovible, brefs instants dans la mémoire nimbés de l’immortalité. Quand on revoit l’enfance, ce sont les torrents d’images, des eaux claires en transparence du monde qu’on peut toucher, flux de bonheurs qui ne s’ébruitent pas, qui restent paisibles, marqueurs à tout jamais d’on ne sait quelle réalité.

C’est comme un paysage de mots mêlés de couleurs, un territoire qu’on voudrait isoler, reprendre, pouvoir y puiser quand bon nous semble. Mélanges de profusion et d’extrême rareté. La mémoire tisse des détours, des complexités qui nous échappent.

S’en aller dans l’âge, c’est éprouver plus encore la solitude. On n’ose plus déranger les proches, les questionner sur l’incompréhensible de la vie. L’enfance se reflète plus souvent, mais c’est une image qui tremble, qui mêle l’extrême certitude de mourir et l’extrême certitude du bonheur des années, ce long temps du parcours de la terre, les gestes, les regards, sans bien savoir. Qu’agrège-t-on au long d’une vie, que laisse-t-on comme nourriture à ceux qui passent, à ceux qui viennent ?

On revoit les vieilles rues, les chemins qui desservent les jardins, le port penché des arbres, toute la musique des mots lovés sur eux-mêmes et qui parfois jaillissent à notre insu. On revoit les visages, la marchande de chaussures qui parle, l’homme qui passe avec sa charrette aux grandes roues… Cela qui dure encore, cela qui n’existe plus, qui montre qu’on a parcouru le temps. Sans jamais comprendre au fond de soi ce qu’est le temps. On revoit les sourires, qui éclairent, les douleurs qui font clôtures. On se dit que rien n’est tant précieux que les uns, rien tant dérisoire que les autres. On ne sait pas ce qui nous arrête, nous retient, nous comble. Vivre, c’est puiser dans quelle réalité, creuser quelle chimère, faire naître, mais à peine, quels souvenirs, et quels bienfaits ?… Tout ce qu’on devine dans le parcours des nuages au cœur du ciel du printemps. Tout ce qu’on voudrait imaginer, si longuement encore, rassembler avec les visages…

Écriture le 30/12/23

Jour d’hiver mouillé qui respire à peine

dans l’immobilité du village, l’eau qui suinte,
qui rebat les cartes des corps,
nous sommes agrippés à nos gestes de chaque jour
comme si nous avancions vers l’abîme
à pas de somnambules.

Personne ne sait,
on voit la violence qui monte,
et la soif désertée du bonheur,
personne qui comprenne,
ce désert, la nuit glisse vers nous,
elle monte, elle dit l’insondable de l’humain.

Et l’on reste à l’orée de soi-même,
perclus de tant et tant d’instants confortables,
dans la tiède incompréhension du monde.

Le jour d’hiver nous trempe
jusqu’à ce point de la douleur entre les os,
l’eau s’infiltre partout,
elle est comme l’avenir,
inconsistante, qui recouvre tout
de son insatiable absence.

Écriture 07/12/23

Les jours qui rapetissent,
l’hiver, la saison qui s’en va vers la mort

comme les silhouettes penchées contre le vent
qui regardent effarées la fin de leur monde.

J’étais enfant, on m’apprenait, disait-on, le progrès
de l’humanité vers l’avenir,
un temps plus bénéfique, plus radieux,
et quand on jouait, c’était avec le monde
pour compagnon de connivence.

Parole trahie comme tant d’autres,
la guerre et ses violences ont perduré,
comme depuis tant de temps, maintenant
disséminées dans ces lointains tout à portée de soi,
et tout dans l’espace semble s’être avili,
réduit à ce qu’on gagne, à ce qu’on vend,
même la charité s’érige en un métier
dans l’espace lucratif.

On norme, on légifère, on empile les règles, les accords
qu’on respecte si mal,
la parole tangue, elle dit si peu d’elle-même désormais,
verrouillée par tant d’intérêts, de puissances.

Monde réduit,
l’amour s’est enfoui
très loin sous la terre
trop profond pour rendre les saisons fécondes,
qu’attend-on de ces étendues désenchantées,
de ces encombrements sans rêves,
jours d’hiver qui rapetissent
qui insistent
qui négocient le rien des choses.

Écriture 13/12/23

Quand je m’éveille la nuit, je guette

ta respiration qui scande les instants, je songe
à ces milliers de nuits ensemble, notre tendresse,
je songe à cette présence qui fait le temps,
qui amasse en elle ces fulgurances du bonheur.

Sait-on comment nous habitons les années,
toutes les journées, toutes les nuits
ce qu’on fait, ce qu’on laisse
pour un autre jour, ou à jamais ?
Sait-on ce qui nous habite ?
Ensemble
reste ce parcours si frêle,
si naïf, comme dans l’enfance
ces rêves d’aller toucher les nuages.

Quand je m’éveille, je revois parfois le jour
cette insensible rumeur qui nous fait avancer,
tu mets les plantes à l’abri pour l’hiver qui va venir,
tu ranges le bonheur, leur offrande au soleil,
il faut bien affronter les blessures du froid.

La vie s’avance, on ne compte jamais
ses mouvements, ses humeurs,
ce que marque le temps, les mains plus malhabiles
les yeux plus délavés
devant la violence et son gouffre sans fond.

Tu respires, c’est la nuit, je songe
à tous ces mercis oubliés,
à ce refuge intense
d’où le matin on voit le monde.

Écriture 30/10/23

Les ouvrages plus récents de Michel Serres ont continué de convoquer le textile, comme des petits cailloux éclairants tout au long du chemin.

Dans ce dernier article, commençons par Le gaucher boiteux1, où le philosophe revient sur l’ancienneté de deux approches de l’espace :

Ainsi les anciens Grecs n’ont-ils pas inventé un seul espace originaire, mais deux : l’un où les droites non parallèles se coupent, l’autre où s’embrouillent les fils ; l’un monté par le maçon ou tiré par l’arpenteur, l’autre tissé par la tapissière et noué par la fileuse ; l’un aux limites du vide et l’autre au maximum du plein ; celui de la mesure rigide ou de la distance et celui des plis, ganses, boucles, torsions, nœuds et voisinages ; celui du temps minimal et celui de la durée maximale ou, au moins, du suspense ; […] celui du passage et celui de l’attente ; celui des routes et celui des échangeurs ; celui du bâtisseur et celui de l’habilleuse ; l’un, de la méthode, l’autre de l’exode…. → GA p. 173-174

Rapports à l’encombrement, au temps, au masculin ou au féminin… on voit bien les oppositions ou les compléments. Et il suffit de regarder l’histoire pour se rendre compte quel a été l’espace dominant et qui l’est encore sans doute. Le discernement théorique ne suffit pas au changement de pratique, il le précède sans doute. L’année suivante, en 2016, Darwin, Bonaparte et le samaritain2 se penche justement sur le modèle en réseau de l’histoire et son mode d’émergence :

Nous ne pouvons penser l’histoire sans ce modèle en réseau, virtuel en amont et qui, en aval, se concrétise pas à pas. Que le temps avance, et chaque point suit une direction unique, choisie ou subie, sur un cheminement différentiel, mais, tout aussitôt, reprend son rayonnement virtuel, sa multivalence ; on voit par où il vient de passer mais nul ne sait vers où il se dirigera. L’ensemble de ces petites directions, subies ou élues par chaque point en mouvement forme alors un dessin inattendu, enlacé, marque dans le réseau, comme le tissage progressif d’une tapisserie trace des figures illustrées sur l’ensemble des fils qui les rendent possibles ; ainsi le dit-on justement “ historié ”. → DA p. 170

Mais comment le modèle en réseau change-t-il la manière de penser et d’agir ?

[Le réseau] additionne fission et fusion, il divise et réunit, en multipliant quasi à l’infini les voies d’advenue et d’accès d’un lieu vers un autre. En une même maille, se tiennent et se tissent, en effet, divergence et confluence, bifurcation et convergence, continu et discontinu. Or, les traditions philosophiques opposent division et réunion, analyse et synthèse ; qui les confond s’exclut, dit-on, de la raison. Mais le réseau les connecte comme font les échangeurs d’autoroute ou les ronds-points de voies secondaires, dont les nœuds étoilés assemblent et séparent. […] Penser en réseau conduit donc à un autre type de raison, à d’autres idées sur la logique et les sciences, à de nouveaux profils de conduite, à l’émergence de politiques neuves, à une philosophie de l’histoire. → DA p. 171-172

Cet “ autre type de raison ” n’est certes pas détaillé comme pouvait l’être le Discours de la méthode, parce qu’il s’agit peut-être beaucoup plus d’une attitude somme toute modeste et humble face au réel que d’une mise en rigueur. Le textile est d’abord une pratique d’immersion au sein du monde, une attention constante aux relations possibles, à l’émergence de cohérences locales qu’à nouveau il sera possible d’assembler. Il n’est pas un cahier d’idées mis en recette. Autrement dit, ce n’est pas l’humain qui est premier mais son dialogue avec le monde.
Dans son dernier livre posthume, Relire le relié3, une magnifique méditation sur le religieux, Michel Serres insiste sur le fait que nous arrivons à la fin du modèle analytique comme seule référence, parce que la découpe du réel en cases bien distinctes n’est plus à même de résoudre les problèmes de l’humanité :

Parce que tous les problèmes contemporains se présentent comme transversaux par rapport à ces éléments épars, découpés, dispersés : inter-disciplinaires, inter-ministériels, inter-professionnels… et ne peuvent trouver de solutions qu’à plusieurs, représentants d’opinions, de propriétés ou d’expertises divergentes, sous l’influence douce d’un facilitateur, porteur de ce nouvel art de penser. L’art de tisser, voire de nouer, celui de négocier remplacent le discours de la méthode. […] Arrêt des coupures, aube des reliures, voilà notre avenir par la sauvegarde du monde. → RE p. 221

L’art de tisser, si souvent connoté comme féminin dans les cultures du monde, s’oppose, dans ces mêmes cultures et leurs mythes fondateurs, à la violence ritualisée connotée comme masculine. Et l’on mesure bien aujourd’hui, au vu des violences qui perdurent et nous ébranlent, en quoi le textile a bien du mal à être pris en compte. Michel Serres du reste, tout comme son ami René Girard, ont été confrontés à la mainmise des cases disciplinaires sévissant dans le milieu intellectuel français. Espérons que l’avenir prendra mieux en compte sa pensée.

1 Le gaucher boiteux, [GA], Michel Serres, Le Pommier, 2015.

2 Darwin, Bonaparte et le samaritain, [DA], Michel Serres, Le Pommier, 2016.

3 Relire le relié, [RE], Michel Serres, Le Pommier, 2019.

Écriture le 29/10/23

Atlas1, en 1994, se veut le livre autour de ces questions : “ Où sommes-nous et que faire ? Oui, par où passer pour aller où ? […] Comment se repérer dans le monde, global, qui se lève ? ”

L’ancien monde était cloisonné, catégorisé, il tenait de la rigidité dans son organisation.

Or, entre la dureté dite rigoureuse du cristal, géométriquement ordonné, et la fluidité des molécules molles et glissantes, existe un matériau intermédiaire que la tradition laissait au gynécée, donc peu estimé des philosophes, sauf de Lucrèce peut-être : voile, toile, tissu, chiffon, étoffe, peau de chèvre ou d’agneau, dite parchemin, cuir écorché d’un veau pelé ou dépouillé, dit vélin, papier souple et fragile, laines ou soieries, toutes variétés planes ou gauches dans l’espace, enveloppes du corps ou supports de l’écriture, pouvant fluctuer comme un rideau, ni liquide ni solide, certes, mais participant des deux états. Pliables, déchirable, extensible… topologique. → AT p. 45

Ainsi, Entre le cristal et la fumée2, entre le rigide et l’évanescent, le textile et toute sa famille apparaît comme souple et solide à la fois, et repère donc d’une nouvelle prise en compte du réel. Ce dialogue entre le dur et le doux s’étend aux réseaux et à leur approche, ainsi dans Hominescence3 :

Les automobiles et leurs autoroutes, les lignes aériennes pour avions à hélice puis à réaction, les télégraphe, téléphone, fixe et mobile, radio et télévision, hertzienne et numérique, fax, Internet… se bousculent soudain et tissent, à leur tour, plusieurs toiles nouvelles, superposées ou réunies parfois. […] Car ces nouveaux tissages doivent distinguer, à nouveau, le dur et le doux. Nous transportons sucre et sable par péniches ou poids lourds, par fibre optique des messages. → HO p. 192

Ce que le textile porte comme approche mentale et concrète devient ainsi pertinent dans notre manière aujourd’hui de discerner le monde. Ceci vaut pour les multiples réseaux, mais aussi pour chacun de nous, dans la construction de ce qu’on affirme de soi, témoin cet extrait du livre suivant, L’incandescent4 :

Comment décrire, alors, votre identité ? Par une intersection, fluctuante par la durée, de cette variété d’appartenances. Vous ne cessez de coudre et tisser votre propre manteau d’arlequin, aussi nué et bariolé, mais plus libre et souple que la carte de vos gênes. Ne défendez donc pas l’une de vos appartenances, multipliez-les, au contraire, pour enrichir ce que nous nommons, d’un commun accord, votre moi, d’autant plus heureux et fort, justement, qu’il se délivre peu à peu des lieux que vous désiriez défendre. Ce faisant, vous honorerez même mieux votre prime culture. Jamais je ne me sentis plus gascon, plus français, qu’à l’autre bout de l’autre hémisphère. → IN p. 130

Il reste qu’on peut se poser la question, à l’heure de la puissante et rapide globalisation qui nous étreint : que produit le tissage d’éléments disparates ? Autrement dit, qu’est-ce qui garantit la pérennité des cultures, par essence collectives, dans ces assemblages individuels ?

1 Atlas [AT], Michel Serres, Julliard, 1994.

2 Entre le cristal et la fumée est le titre d’un livre du biologiste Henri Atlan (Seuil, 1979) qui explore la complexité et les rapports entre ordre et désordre.

3 Hominescence [HO], Michel Serres, Le Pommier, 2001.

4 L’incandescent [IN], Michel Serres, Le Pommier, 2003.

Écriture le 29/10/23

Le textile, c’est aussi le vêtement.

En quatrième de couverture du livre Statues1, cette phrase : “ Pas de philosophie ni d’œuvre sans descente aux enfers, sans face à face avec la mort ”. Dans un chapitre intitulé “ Costumes ”, Michel Serres s’interroge et parcourt ce qui nous couvre, ces tissus dont on se vêt qui nous isolent et nous lient aux autres, des momies enveloppées au nombre de kimonos dont le Japon traditionnel affuble la femme.

Qu’y a-t-il dans le vêtement dont nous ayons perdu la mémoire ? → ST p. 189

À propos de la lapidation de saint Étienne, peinte par Vittore Carpaccio en 1520, le philosophe tire du meurtre représenté des enseignements :

Ils se déshabillent pour assassiner, regardent ou donnent la mort, presque nus. On habille la victime de la dalmatique : au jour de sa mort pompeusement parée. Les chiens dévorants, eux, courent, poils dehors. Ces vains ornements, ces voiles pèsent sur celui ou celle qui va mourir et gênent pour lancer les pierres ceux qui vont les faire mourir. Victime vêtue, lyncheurs à peu près nus, comme des bêtes sauvages. Victime parée, meurtriers déparés. L’une appareillée, en grand apparat, les autres dépareillés. L’unique marquée, peinte, fardée, ointe, les criminels démarqués. Si l’un d’entre eux portait habit, robe, fard, onction, marque du sceau ou parure, il courrait le risque de prendre à son tour la place et le rôle du mort. Rien ne change comme un insigne. Les voici donc quasi nus, sans robe ni tunique, dépareillés ou démarqués pour rester dans l’anonymat. Nus : ni vus ni connus. Le groupe des tueurs entre en fusion, brûlant de colère et de haine, creuset social unanime où chacun laisse l’identité. L’assemblée a tué en disculpant chacun de ses membres, nu. L’habit désigne, sépare, nomme, distingue, donc accuse, la nudité confond et gomme le nom : double innocence.

La violence se joue toujours dans l’indifférenciation, dans l’anonymat le plus nu. Le vêtement distingue, et plus il distingue, plus il soumet celui qui le porte au risque d’être à son tour identifié comme un coupable potentiel, un bouc émissaire qu’on doit expulser de la communauté. La haine, elle, se fond dans le semblable, l’anonyme.

Dans Le Contrat naturel2, qui traite principalement de la beauté fragile de la Terre et des effets de la globalisation, on trouve cette association du textile et du religieux, religieux sur lequel Serres reviendra dans son dernier livre posthume Relire le relié :

Pénélope, jour et nuit, ne quittait le métier de tapisserie. Ainsi la religion repasse, file, noue, assemble, recueille, lie, relie, relève, lit ou chante les éléments du temps. Le terme religion dit exactement ce parcours, cette revue ou ce prolongement dont l’inverse a pour nom négligence, celle qui ne cesse de perdre le souvenir de ces conduites et paroles étranges. → CN p. 80

L’ouvrage suivant, Le Tiers-Instruit3, où Arlequin apparaît dans son costume sur la couverture, signe le fait que “ tout apprentissage consiste en un métissage ”. Se pose la question de la manière d’assembler :

Quelle bande passe dessus, quelle dessous ? Cette question élémentaire se pose quand on tient dans les mains deux brins et qu’on s’apprête à faire un nœud, ancienne pratique, marine ou tissandière, ou théorie des graphes, assez nouvelle. Dessous, dessus. On dirait que nous jouons à la main chaude. Pénélope la tisseuse entrelace les mailles ainsi. À l’endroit, à l’envers. Tout nœud complexe se résout en autant de plis locaux où la même question se repose. → TI p. 45

Comment l’entrelacs appréhende la complexité ? C’est-à-dire, comment de l’élément on arrive au système, ou du geste répété mille fois mais avec variations, à l’œuvre ?

Plus avant dans le livre, constat à nouveau de la différence irréductible entre le continu et le discontinu, soit ici entre la peinture et la mosaïque :

Soit une mosaïque : elle juxtapose des milliers d’éléments de formes diverses et de couleurs variées, dont les limites dessinent une sorte de réseau. Voici le multiple : mappemonde, manteau d’Arlequin, centon de textes divers.
Qu’un tableau peint à l’huile sur une toile représente la même scène que la mosaïque : le réseau disparaît, les voisinages fondent, les éléments, gommés, laissent place à un glacis continu de formes et de couleurs mêlées.

C’est le multiple qui induit le réseau et son élaboration, qu’on ne peut traiter qu’avec des outils liés à la multiplicité – dénombrement, mise en ordre, codification… Mais l’image peinte efface tout de sa construction, elle se veut unie, identité.

1 Statues [ST], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1987.

2 Le Contrat naturel [CN], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1990.

3 Le Tiers-Instruit [TI], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1991.

Écriture le 23/10/23

Après une pause, reprenons l’approche du textile dans l’œuvre de Michel Serres. En 1985, Les cinq sens1 explore les corps “ si vite changés en moins d’un demi-siècle ”.

Mais comme souvent avec Michel Serres, le parcours convoque des relations parfois inattendues. Le tissu le questionne d’abord en lien avec la peinture, et la représentation sur la toile :

Pierre Bonnard a peint un peignoir ; il a peint une toile qui fait voir un peignoir, et une femme au milieu de feuilles. […] Le peignoir voile la femme, le tissu voile la toile. Constellée de lunes ou demi-lunes, granitée de croissants plus foncés qu’elle, l’étoffe vibre de lumières et de parties sombres, parsemées les unes sur les autres. Les demi-lunes, posées en tous sens, mais disposées à distances régulières, font un effet monotone. L’ensemencement a été recherché plus que la vibration, l’impression du tissu imprimé l’emporte sur l’effet optique : l’œil est volé. […] Du feuillage règne au fond, envahit un peu l’étoffe, si peu qu’à la limite le tableau se réduit au tissu. Pourquoi Bonnard n’a-t-il pas peint directement sur le peignoir, pourquoi n’a-t-il pas exposé la toile du peignoir, son étoffe en place de la toile ? → CS p. 27

Que cherche donc l’œil dans la peinture, et comment se signe ou se code l’œuvre d’art ? La représentation est toujours soumise aux voiles accumulés, qui se voilent les uns les autres.
Plus avant dans le livre, une réflexion plus approfondie questionne la tapisserie et le rapport du textile à l’image :

Sur le métier de tapissier les fils de trame passent sous les fils de chaîne quand voyage la navette. Ainsi le sens s’enlacera au tissu, comme la mélodie, parfois, à la chair sonore et la profondeur des pensées aux voyelles. L’éblouissement que donnent enfin les figures et couleurs sur la toile ouvragée correspond à mille liens et nœuds derrière elle, événements sous la toile qui obscurcit en les cachant les racines de l’adjectif subtil. Les secrets de la tapisserie se nouent là-dessous. → CS p. 59

Parce que le textile met en jeu le numérique, le discontinu ou dit autrement le codage, il donne à voir ce qui se trame en lui. D’où les deux versants du visuel textile, de la tapisserie : une image, et ses propres soubassements, on pourrait presque dire la manière dont elle vient au monde :

La subtilité passe sous la toile. Telle figure paraît, devant, une forêt de nœuds la conditionne, derrière. On dirait, déjà, quelque élément d’ordinateur. → CS p. 78

Et c’est parce que notre regard n’est pas assez subtil, qu’il est trop encombré de la représentation, que nous ne voyons que partiellement :

Le manque de subtilité nous empêche de voir la forêt des nœuds sous la toile ou derrière la tapisserie, éblouis par la représentation d’intelligence. → CS p. 80

La troisième approche du textile dans ce livre questionne l’analyse et donc la manière de circonscrire tel ou tel aspect du réel, à l’ère du numérique et des réseaux :

Chacun sait que le terme analyse reproduit un verbe grec qui signifie justement délier. Analyser demande qu’on défasse un nœud. Or nous croyons qu’analyser n’exige qu’une découpe… → CS p. 81

Découper est le geste de celui qui en reste à la surface visible du monde et qui s’en veut le “ maître et possesseur ”. Or dénouer exige de prendre en compte les interactions entre les éléments, d’intégrer les soubassements, tout le subtil. Et le philosophe reconnaît l’importance du textile et le réhabilite dans l’histoire :

Le tisserand, la fileuse, Pénélope ou autre, m’étaient jadis apparus comme les premiers géomètres, parce que leur art ou leur artisanat explore ou exploite l’espace par nœuds, voisinages et continuités, sans nulle intervention de la mesure, parce que leurs manipulations tactiles anticipent la topologie. Le maçon ou l’arpenteur devancent les géomètres au sens étroit de la métrique, mais celle ou celui qui tisse ou file les précède dans l’art, dans l’idée, sans doute dans l’histoire. On a dû s’habiller avant de bâtir, se vêtir flou avant de construire en dur. → CS p. 84-85

Comprenons bien : “ sans nulle intervention de la mesure ”, c’est-à-dire avant l’idée ou toute théorie. Il s’agit bien plutôt d’un savoir-faire, d’un dialogue très concret avec la complexité, d’une prise en compte à la source de ce qui fait assemblage, de tout le système vécu et reconnu comme tel, qui produit aussi du visuel.

1 Les Cinq sens [CS], Michel Serres, Grasset, 1985.

Écriture le 23/10/23

On aurait pu titrer Circuit court et circuit long, ou Les méfaits de l’économie toute puissante, ou bien plus simplement L’absurdité.

C’est l’exemple de l’achat d’une auto neuve. Il fut un temps, pas si éloigné, où nous allions voir notre garagiste, au bourg, à 4 kilomètres de notre village : le concessionnaire auto (basé à 25 Kms) venait, nous lui passions commande. Pour le paiement, toujours au bourg, il y avait la banque et le bureau de poste, on remplissait à la main un formulaire de virement. Je ne me souviens plus si, dans ces temps d’avant, la voiture était livrée chez notre garagiste, ou s’il fallait aller prendre livraison chez le concessionnaire, à 25 Kms. À chaque étape du processus, on échangeait avec des personnes, il y avait bien de temps en temps des erreurs, vite rectifiées via les échanges humains. On attendait la nouvelle auto quelques semaines.

Tout, désormais, est optimisé. Il n’y a plus au bourg ni poste, ni banque, et le garagiste survit difficilement. Les concessionnaires se sont raréfiés, nous avons fait 100 Kms aller-retour pour commander l’auto et autant pour en prendre livraison. Le délai de livraison a été de 7 mois 1/2, la faute paraît-il à la pénurie de semi-conducteurs – “ et encore sur certains modèles, les délais dépassent un an... ”

Le concessionnaire reprend notre ancienne auto. Manque de chance, 15 jours avant la livraison, quelqu’un nous double en serrant trop près : son rétroviseur heurte légèrement notre portière arrière, il y a un petit creux. Avis du concessionnaire : il faut faire réparer. Il fut un temps où, pour un petit dégât de cet ordre, le repreneur aurait fait directement la réparation, quitte à défalquer quelque peu le montant de la reprise. Mais aujourd’hui, c’est un vrai sinistre. Nous allons à l’agence d’assurance (à 10 Kms), qui nous remplit un constat (celui qui nous avait doublés avait filé sans crier gare). Nous prenons rendez-vous avec le carrossier (à 25 Kms) : “ Soyez là à 8 H 15, l’expert passe dans la matinée, mais on ne sait pas à quelle heure, ça dépend de ses tournées ”. La veille, un e-mail arrive, pour optimiser l’expertise, on peut se connecter à l’application d’optimisation, ce que nous faisons de bonne grâce : il faut faire une photo montrant les dégâts, voilà, c’est fait, c’est envoyé…

Le lendemain, nous sommes chez le carrossier, nous attendons l’expert, qui vient de la banlieue de La Rochelle (60 Kms), nous attendons l’expert durant 2 heures – “ vous savez, parfois, il ne vient que l’après-midi... ” Je m’étonne qu’on ne puisse disposer d’un créneau horaire, à l’heure du GPS et de l’optimisation. “ Non, ce n’est pas possible ”. Vers 10 H 30, l’expert est là : avec sa tablette, il fait des photos de l’auto de loin, de près, tout autour… Je lui dis que, hier, on a mis une photo sur l’application, il cherche dans ses dossiers, retrouve la photo. “ Ah oui ! Mais il faut faire plusieurs photos. C’est pas au point, la demande... ” L’expert fait son rapport d’expert, ça va vite avec la tablette. “ Voilà, je transmets à l’assureur... ” Le rendez-vous, maintenant, avec le carrossier : il nous propose dans un mois, il nous prêtera un véhicule… “ Mais dans 10 jours, on prend livraison de la nouvelle auto et celle-ci est reprise !... ” Discussion, et finalement, il nous fait une fleur, on va décaler la livraison de trois jours seulement. “ Mardi, à 8 H 1/2 ”. Donc 50 Kms aller-retour et ce 2 fois, il vaut mieux arrêter de compter.

Maintenant, il faut payer le concessionnaire, qui a coché sur le bon de commande la case Virement. Dans les temps d’aujourd’hui, on dispose d’Internet, outil merveilleux s’il en est. Nous nous connectons sur notre compte bancaire, rubrique virement. Première opération : le concessionnaire n’étant pas dans la lise des bénéficiaires possibles de virement, il faut le créer, ce que nous faisons, en remplissant soigneusement les cordonnées. Mais à l’heure numérique, il faut 2 jours ouvrés pour que l’opération soit validée. Deux jours ouvrés plus tard, à nouveau rubrique virement sur le compte en ligne. Nous entrons toutes les infos Iban, le motif du virement… etc. Et, à la fin, on nous informe gentiment que le montant du virement est trop élevé. Vive l’ergonomie du site web !

Qu’à cela ne tienne, nous nous souvenons qu’une fois, déjà, nous avons rencontré le problème et que nous disposons, en numérique, d’une demande de virement. En bricolant d’un logiciel à l’autre, je remplis toutes les cases et appose ma signature en bas à droite. Il ne reste qu’à le transmettre au conseiller bancaire, qui va faire le travail. Vive le numérique, quand même !

Mais le lendemain matin, message téléphonique : “ Je suis la responsable de la banque à S. (25 Kms), j’ai été informée par M. XXX de votre demande de virement. Merci de me rappeler. ” Je rappelle. M. XXX n’est plus conseiller, il a été muté, et la responsable me dit qu’on ne peut plus faire comme avant, et qu’il faut qu’elle nous voie signer le formulaire. “ Venez donc à S... ” – “ Mais ça ne peut pas se faire à A. (10 Kms, où il y a un bureau de la banque) ? ” – “ Si vous voulez, j’y suis ce matin justement, jusqu’à midi. Apportez aussi vos cartes d’identité. ”

Deux fois 10 Kms encore, dans l’urgence. J’imprime tout de même le formulaire de demande de virement, avant de partir. Dans le bureau : “ Mais pourquoi ne peut-on plus le faire à distance, ça fonctionnait bien ? ” – “ Maintenant, on ne peut plus, les règles ont changé... ” Elle me tend un formulaire de virement vierge, je lui montre celui que j’ai imprimé, rempli, avec ma signature. “ Ah ! Vous l’avez ! Eh bien signez-le en bas ” – “ Mais il y a déjà ma signature... ” – “ Oui, mais il faut qu’on vous voie signer ! ” Cela fait maintenant 5 jours qu’on a commencé le processus du virement… “ Vous le faites cet après-midi ? ” – “ Je vais essayer. Vous avez vos cartes d’identité ? Nous lui tendons, l’adjointe au guichet les prend en photo. “ On les avait déjà, mais en Noir et Blanc. Maintenant il les faut en couleur !  C’est pour mettre dans votre dossier numérique...” Je regarde la carte : ma photo y est en Noir et Blanc, mais il y a des dégradés de bleu sur le carton plastifié. La carte n’est plus valable, mais quand on a voulu la faire refaire, on nous a dit qu’il fallait attendre, les délais de l’administration étaient trop longs, la durée de vie de la carte était prolongée… Tout, désormais, est vraiment optimisé, et nos émissions de gaz à effet de serre diminuent, dit-on.

Écriture le 16/10/23

Soir d’hiver, la pluie fouette le seuil,
la pluie s’insinue dans les vies de l’enfance

elle fait des chants que je suis seul à entendre,
qui vont très loin,
entre le bonheur et l’océan
là où je peux inventer tous les rêves.

C’est autrefois, rien ne s’est infiltré encore
des malheurs des hommes
entre la terre et moi
entre nos rêves et les saisons,
tous mes instants sont éperdus
de l’amour du monde,
de ce que je ne connais pas
et qui semble si doux
dans l’entrebâillement des années.

L’enfance, c’est une manière dans la lumière
de voir l’absolu du temps, des êtres,
de ce qui passe sous le soleil près de la main,
et rien ne semble aussi solide,
tellement hors de la mort,
tellement radieux.

C’est autrefois, un soir d’hiver
et c’est toujours, dans la levée des regards
vers ce qui nous a fondés, toutes et tous,
vers ce qu’on pourrait partager
au creux des mains sous le soleil
ou sous la pluie qui chante ses aventures indicibles.

 

Écriture 17/09/23

Nous sommes en août 1970, à visiter cette maison qui va devenir nôtre.

À l’angle de la façade et du pignon qui donne sur le chemin, une « anguille » comme on dit ici, court sur toute la hauteur, petite béance de quelques centimètres, le mur de façade se décolle, et je m’aperçois qu’il penche vers l’avant. “ Les murs travaillent ici, dit Élie le propriétaire qui nous accueille, c’est l’argile ”. Et Maître P., le notaire, d’ajouter : “ Des Parisiens sont venus visiter il y a quinze jours, mais ça leur a fait peur ”. Honnête, l’homme de lois… On se fait expliquer : pas de fondations aux murs, le sous-sol argileux, la terre l’été qui se comprime, et se dilate à la saison pluvieuse. On hésite. “ Oh ! Vous savez, on peut bien vivre avec ”, ajoute Élie. Et le cadre enchanteur de cette maison à même les arbres et l’espace pèse plus dans la balance. Une semaine plus tard, on dort ici. On se dit que l’anguille et l’argile seront sages.

Deux mois plus tard, le maçon qui refait la couverture encastre une grosse ferraille à angle droit dans le mur de façade et celui du pignon, sur plusieurs mètres. Il rebouche l’anguille. Ça tient depuis cinquante ans. Puis c’est le forgeron du bourg, qui prépare des croix en fer épais, avec un trou au milieu. Une grosse tige y passe, aux bouts filetés, qui traverse la maison. “  On appelle ça des tirants, ça va contenir les murs. ”

Près de quinze ans plus tard, quand on construit en façade la véranda, le surplomb du mur s’est un peu accentué. On construit trois contreforts en pierres, qu’on encastre, avec de bonnes fondations. Du temps passe, de petites zébrures apparaissent parfois sur les enduits des murs, un millimètre, puis deux, qu’on rebouche de temps à autre, les murs continuent de travailler, ils se déplacent sans bruit, dialoguant avec le sol qui les soutient, avec ses faiblesses.

Dans la partie est de la maison, l’ancienne grange avait été construite en pierres, en 1939, en murs de trente-cinq centimètres d’épaisseur seulement, au lieu de cinquante habituellement. Les maçons là encore refont tout un angle, fondations, murs en parpaings, et nous construisons un contre-mur accolé en pierres. Puis ce sera il y a quelques années le mur nord, sur plus de douze mètres de long.

Mais le réchauffement climatique impose au sol des alternances de compression et de dilatation de plus en plus marquées, et les fissures se multiplient, pesant parfois sur les cadres des portes qu’il faut changer. Cette maison a traversé plus de deux siècles sans trop d’encombres, et nous nous inquiétons désormais de sa survie. Combien de temps les murs vont-ils encore travailler à leur propre destruction ?

Écriture le 07/08/23

En 1983, Michel Serres publie Rome, le livre des fondations, un parcours époustouflant de l’histoire de Rome

parcours qui s’appuie sur, et illustre la théorie mimétique de René Girard, à qui le livre1 est dédié :

Je remercie René Girard qui […] m’accueillit, quasi réfugié, dans l’hospitalière Amérique, et qui, alors, m’y enseigna les idées vraies ici développées. → RO p. 7

Les deux hommes se sont rencontrés en 19722, aux États-Unis, lors d’une conférence donnée par Michel Serres. Leur amitié va vivre quarante ans, et leurs œuvres tresser des échos de l’une à l’autre.
Dans ce livre, la première occurrence du textile met en rapport le processus de connaissance, notamment de l’analyse qui détisse, avec celui de l’assemblage :

Je suppose aujourd’hui qu’il existe une connaissance, mais peut-être faudrait-il la nommer autrement, qui demande l’implication, et l’enveloppement et le voile et le nœud. Cela s’enseigne aussi et s’apprend, de construire. Qui demande le pli, qui exige le code, qui entasse chiffre sur chiffre, et qui tricote nœud sur nœud. Hermès et Hestia sont ici, ensemble. Je ne vois plus pourquoi la connaissance ne serait que celle de la Pénélope de nuit, celle qui, dans le noir, détisse. Pourquoi la connaissance ne serait-elle pas aussi de la tissandière diurne, qui noue les fils sous le dessin de la tapisserie, qui croise et enveloppe ? → RO p. 85

Dans les pages qui suivent, le philosophe décrit un nouveau mode de connaissance qu’il appelle de ses vœux :

Je souhaite l’avènement d’une desmologie, discours des liens, des ligaments, des ligatures. Les brins qui se chevauchent font de l’ombre les uns sur les autres, et c’est en acceptant cette ombre et ce chevauchement que le savoir s’accroît – et se résume. → RO p. 86

La nouvelle [connaissance] est, dès lors, une théorie, un travail d’inclusion. Le nœud, le pli sont inclusifs, l’automorphisme et l’absence de négation le sont également. Je crois qu’il est possible de penser sans exclure. […] Pliage, maille, nœud, tissage, implications invaginées, femmes, vous rangez tout. Je crains fort que la théorie usuelle et classique ne se conjugue au masculin, violence, exclusion, destruction. → RO p. 87

"Penser sans exclure" : tel pourrait être ce que dit le textile, image d’un autre travail du réel que celui de la théorie classique. Découverte de ce que portent les femmes dans leur mémoire longue, face à la violence du pôle masculin. Et, dès lors, Serres conclut ce passage :

Et c’est pourquoi, simples aveugles, simplistes ou de trop courte vue, nous n’avons pas pensé l’implication, l’inclus, le pli, nous n’avons jamais su ce qu’était un tissu, nous n’avons jamais vu ni écouté les femmes, nous n’avons jamais su ce qu’était un mélange et nous n’avons jamais compris, même pensé, le temps. → RO p. 87

Bien des thèmes sont abordés dans la fulgurance du propos. On peut utilement comparer cette prise en compte nouvelle du multiple, de ce pressentiment du territoire du savoir-faire comme fondement du savoir, avec celle de l’anthropologue Tim Ingold3 dans son affirmation de la textilité.
Plus avant dans le livre, Michel Serres explore cette opposition entre la rigueur construite de la théorie classique, et ce modèle en émergence, à travers le jeu des sacs et des caisses :

Un sac de toile se plie aisément dans un sac de toile, et il peut, inversement, le contenir aussi bien, alors que si une caisse de bois contient une caisse de bois, celle-ci ne peut pas, inversement, contenir celle-là. Il existe donc des conditions à l’inclusion, dépendantes de la matière de ce qui est inclus et de ce qui inclut, acier, bois, marbre, étoffe, jute, dépendantes surtout de l’espace où tout cela se fait. […] L’espace est déformable, par exemple, ou ne l’est pas. La logique usuelle suppose un espace qui n’est pas déformable, elle est du côté des caisses de bois, des cuves d’acier, des boîtes de marbre. Or on ne peut pas ne pas envisager le cas où l’espace est déformable. Voici des étoffes, du tissu, du pliable, de l’élastique, il y a plutôt plus de mou que de dur sous nos mains, plutôt plus de flexible que de rigide, plus de feuilles que de lingots, plus de chairs que de squelettes, plus de fluides que de roches invincibles. J’ai l’intuition que l’expérience humaine ou ce qu’on nomme les sciences humaines renvoient plus souvent à l’espace textile des sacs, des invaginations variables, et que les sciences dites dures renvoient tout simplement à l’espace des boîtes dures. → RO p. 180-181

Et plus loin :

Je crois qu’il y a des pensées à boîtes, dites rigoureuses, boîtes dures et rigides, je crois qu’il y a des pensées à sacs, des systèmes à tissus. Il nous manque, en philosophie, un bon organon des étoffes, j’en rêve souvent. Si nous l’avions, bien des tricheries ne seraient plus possibles, mais aussi bien des raideurs seraient évitées à la raison. → RO p. 238

Michel Serres ne travaillera pas sur cet organon, cette méthode nouvelle du savoir où le textile prend part. Peut-être parce que son champ de recherche ne croisera pas la diversité des mythes fondateurs des cultures premières où le textile joue un rôle important. Peut-être aussi parce que la logique des caisses domine encore tant la pensée qu’il lui aurait fallu accorder au textile, plus que le simple rôle d’image, même enrichie de bien des facettes. Mais il va continuer de quêter dans le textile, ce que nous explorerons d’ici quelques semaines.

1 Rome, le livre des fondations [RO], Michel Serres, Grasset, 1983.

2 René Girard, Biographie, Benoît Chantre, Grasset, 2023, p. 582-584.

3 Voir sur ce blog : https://parole-et-patrimoine.org/portail/le-blog-chemins-du-vivant/69-sacs-de-corde-et-nids-tisses.

Écriture le 09/10/23

À compter des années 1970, Michel Serres délaisse progressivement ses Cahiers de formation, et commence de publier des livres, dont la série des Hermès, où notamment l’approche des systèmes se confronte à la problématique de l’ordre et du désordre.

Dans Hermès IV, La Distribution1, on trouve deux passages où le textile prend part, d’abord comme image en écho à ce qu’est une culture :

C’est qu’une culture, en général, construit, dans son histoire et par elle, une intersection originale entre de telles variétés, un nœud de connexions bien précis, et particulier. Cette construction, je crois bien, est son histoire même. Ce qui différencie les cultures, c’est la forme de l’ensemble des raccordements, son allure, sa place, et aussi bien, ses changements d’états, ses fluctuations. Mais ce qu’elles ont en commun et qui les institue comme telles, c’est l’opération même de raccorder, de connecter. Voici que se lève l’image du tisserand. De lier, de nouer, de pratiquer des ponts, des chemins, des puits ou des relais, parmi des espaces radicalement différents. → DI p. 202

Quelques pages plus loin, le propos se complète, de la culture comme mode de nouage et de connexion, au tissage comme objet de la langue, elle qui en quelque sorte tisse la culture. Et on notera le rapport au genre, Pénélope dans le récit mythique, et le Royal Tisserand dans le récit philosophique :

Comme si le discours n’avait pour objet ou pour cible que de connecter. […] D’où Pénélope au poste théorique. D’où la reine qui tisse et détisse, le féminin premier de qui, passé mâle, sera le Royal Tisserand de Platon. […] Pénélope est l’auteur, la signataire du discours, elle en trace le graphe, elle en dessine le parcours. Fait puis défait ce tissu qui mime l’avance et le recul du navigateur. D’Ulysse à bord de son navire, navette qui lace et entrelace des fibres séparées de vide, des variétés bordées de crevasses. Brodeuse, dentellière, par puits et ponts, de ce flux continu coupé de catastrophes qui se nomme lui-même discours. → DI p. 206-207

Dans le livre qui suit, Hermès V, Le passage du Nord-Ouest2, le philosophe pressent clairement que l’approche textile n’est pas du même ordre que celle de l’espace géométrique dans lequel nous baignons continuellement. Celui-ci est un modèle résultant d’une théorie, c’est-à-dire d’une vision du monde où l’idée précède le réel, tandis que le tisserand ou la tricoteuse affrontent le réel tout autrement, sans que l’auteur pour l’instant n’explicite cette différence :

Ce qui demeure sûr est désormais la prolifération multiple des espaces. […] Les espaces qualitatifs, parfaitement nommés,sont à la fois a priori et sensoriels. Nous découvrons alors que nous vivons dans une multiplicité d’espaces de ce genre, et que nous travaillons, parfois, tels le tisserand ou la tricoteuse qui fait marcher ses doigts sans les voir, en eux et par eux, et non dans ce cube euclidien, celui qui fait seulement ma protection, dans ma chambre. Notre corps, et le groupe, en ses réseaux de communication, font aveuglément leur affaire de cette multiplicité qu’ils associent dans l’ordinaire de leur vie et de leurs actions. Cette esthétique-là est non écrite. Et pourtant, elle se voit et se vit, dans les arts et dans les métiers, tout aussi bien que dans le quotidien et le formel de haute pureté. D’où l’artefact résiduel du problème classique de la représentation, qui ne suppose qu’un espace, aujourd’hui relativisé. → PNO p. 68-70

D’où, plus avant dans le livre, cette conclusion :

Le tisserand, je le savais, est un artisan pré-géométrique. → PNO p. 184

Pré-géométrique, soit avant la géométrie dans le temps, mais surtout d’un autre ordre. Euclide et son espace ont à voir avec la science qui émerge en Grèce et qui va fonder l’Occident. L’approche textile tient de la pratique ancestrale de quasiment toutes les cultures du monde, elle a donc à voir avec un savoir-faire qui se construit et s’affine dans un dialogue continuel entre le faire et le savoir. Autrement dit, l’invention n’y est pas d’abord conceptuelle, d’abord l’élaboration d’un modèle comme avec la géométrie. Celle-ci n’est qu’un îlot dans la multiplicité des espaces qui nous baignent.

1 Hermès IV, La Distribution, [DI], Michel Serres, Éditions de Minuit, 1977.

2 Hermès V, Le Passage du Nord-Ouest, [PNO], Michel Serres, Éditions de Minuit, 1980.

Écriture le 09/10/23

La première mention liée au textile apparaît en 1962, dans les Cahiers de formation1 :

Il y a eu, au siècle de Périclès, paraît-il, un perfectionnement décisif dans l’art du tissage. On imagina deux bâtons qui écartaient ensemble, l’un les fils de chaîne pairs, l’autre les fils de chaîne impairs : ainsi le fil de trame passait d’un seul coup. Vérifier la source en détail. → CF p. 516, 1962 (souligné dans le texte).

C’est l’aspect binaire du tissage, au plan très concret, qui intéresse le philosophe. Nous ne disposons pas de la source à vérifier, mais on sait aujourd’hui que la séparation des nappes de fils de chaîne est bien antérieure, puisque les premières représentations égyptiennes du métier à tisser horizontal remontent à 5000 ans avant notre ère2.
Trois ans plus tard, une note témoigne d’une interrogation sur l’aspect fondateur de la chaîne dans le tissu, suivant la manière de le créer :

Le tissu : avec deux fils, une surface : la chaîne, et la trame / Le tricot : avec 1 seul fil, une surface : la chaîne seule. → CF p. 851, 1965.

L’attention au textile a donc commencé par l’observation du tissu et de sa fabrication. Mais bientôt le mythe et ses résonances interviennent :

La tapisserie de Pénélope est le double schématique du voyage d’Ulysse. Pénélope tisse et détisse comme Ulysse réussit puis échoue, se rapproche puis est rejeté. Elle est achevée au retour d’Ulysse, comme l’Odyssée. La tapisserie représente, comme le Poème, l’univers entier. → CF p. 884, 1965.

Michel Serres est évidemment marqué par la Grèce et sa culture. Il n’est pas non plus anthropologue et sa curiosité n’ira pas jusqu’à chercher dans les mythes fondateurs issus des cultures lointaines, notamment de l’Asie, des modèles quelque peu différents qui auraient pu enrichir sa pensée. Mais il relève avec pertinence les articulations entre tissage et texte. Il va formuler bientôt autrement ces articulations :

Parmi le texte que l’auteur tisse, capricieux, arbitraire et soucieux de nécessité, subsistent les ruines d’un texte déjà tissé, comme si les nouvelles paroles volantes ne pouvaient naître que d’un rebond sur une langue déjà là, sur une paroi déjà nécessaire. La navette court sur une trame fine qui, de ses arabesques, recouvre le fil. La vieille métaphore de nos instituteurs de rhétorique n’était peut-être pas si sotte : le canevas. → CF p. 1377, 1969.

Autrement dit, le canevas tissé est l’image du fondement de la langue, sorte de structure de base qui permet "les nouvelles paroles volantes" et l’invention du texte. Terminons ce parcours des Cahiers de formation par une citation qui prolonge la précédente à la thématique de l’ordre et du désordre :

Il n’existe vraiment que deux choses : ce que j’appelle l’ENTRELACS → le réseau, la tapisserie, la cohérence, la symétrie / ce que j’appelle le NUAGE → la distribution stochastique, le bruit de fond, l’équilibre ; Il y a le monde de Boltzmann et celui de Bravais, celui des complexions et celui de l’ordre-désordre, la mer odysséenne et le tissu de Pénélope. → CF p. 1475, 1971.

Boltzmann, physicien et philosophe du XIXe siècle, dépasse la mécanique froide de Newton, pour plonger vers la dégradation liée au second principe de la thermodynamique, tandis que Bravais, à la même période, met en évidence les réseaux réguliers qui font la rigueur des cristaux. On pourrait aussi se référer à l’ouvrage de Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée (Seuil, 1979), grande réflexion aussi entre l’ordre et le désordre, et la place du vivant.
Nous allons voir, à partir de l’article suivant, comment la référence au textile va s’enrichir d’échos multiples dans les livres publiés à partir des années 1970.

1 Cahiers de formation [CF], Tome 1 des Œuvres complètes, Michel Serres, Le Pommier, 2022

2 Voir Essai sur le tissage en Mésopotamie, Camille Breniquet, De Boccard, 2008, p. 133 sq.

Écriture le 03/10/23

Michel Serres, qui nous a quittés en 2019, fut un grand penseur, auteur d’une œuvre immense (80 livres publiés environ) qui a fait rupture dans la philosophie et parfois polémique, en ce que son approche ébranlait les cénacles intellectuels et cherchait à s’adresser au plus grand nombre.

C’est que Michel Serres possède une double formation initiale, en mathématiques et en philosophie. Après l’université de Clermont-Ferrand, où il souffre du contexte institutionnel, il est nommé à Paris-VIII Vincennes, avant d’enseigner à la Sorbonne, puis à Standford aux États-Unis et d’être invité dans de nombreuses universités étrangères.
J’ai commencé à le lire en 1978, après qu’il eut rédigé un article dans Le Nouvel Observateur qui présentait un livre de René Girard. J’avais repéré dans les premiers livres lus une attention particulière au textile, et, en 1980 ou 1981, alors membre du comité de rédaction de Textile / Art,  je m’en étais ouvert à Michel Thomas, qui dirigeait la revue. Nous avions alors sollicité un entretien auprès de lui, pour que les créateurs textiles puissent bénéficier de son éclairage. Il nous avait répondu que, malgré l’intérêt du sujet, il était trop occupé par ailleurs. J’ai continué bien entendu de me nourrir de cette pensée singulière et puissante…

La parution récente de ses Cahiers de formation1 m’a permis de me replonger dans la genèse de son œuvre, puisque ces cahiers, qui vont de 1960 (Michel Serres a alors trente ans et est au seuil de son travail d’écriture) à 1974, se donnent à lire comme un chaudron bouillonnant de notes, d’écrits fragmentaires, de brouillons d’idées, de poèmes, qui tient parfois du journal. Ce livre m’a suggéré de rassembler les échos du textile dans ses écrits. Ces échos n’y tiennent pas une place centrale, mais reviennent toutefois de manière régulière.
Cette présentation qui va s’étaler sur quelques articles n’a aucune prétention scientifique. Il est préférable de la considérer comme un parcours de butinage dans une partie de l’œuvre, puisque je n’ai lu (et revu pour cette occasion) qu’environ 40 livres, soit la moitié des publications de l’auteur. Je n’ai d’autre part pas jugé bon de grouper ces échos par thème ni d’en réaliser une sorte d’exégèse approfondie : je ne suis pas philosophe et, comme modeste lecteur, j’ai préféré les suivre dans leur chronologie de publication2, assortis de commentaires plus ou moins étoffés. Et comme ce blog s’adresse à tous, et pas seulement évidemment aux spécialistes du textile ni, encore moins, aux philosophes, ces commentaires resteront simples, je l’espère.

Dans un livre d’entretiens3 avec Bruno Latour, qui le questionne sur son “ esprit de synthèse ”, Michel Serres affirme :

Je pars, de façon dispersée, des relations, et de chacune, bien différenciée […] et de toutes, si possible, pour finir par les grouper. → EC p. 151.

Il revendique une certaine errance, le fait de suivre les relations, plutôt que de fonder sa démarche sur une base stable. Et que cette manière de capter le réel

est une avancée dans la notion même de compréhension. Les relations engendrent des objets, des êtres et des actes, non l’inverse. → EC p. 159.

On aura compris que cette façon d’être attentif à ce qui relie, à l’aide d’un regard renouvelé, débarrassé des constructions intellectuelles figées dans leur certitude, ne pouvait qu’entrer en dissonance avec le savoir existant. Mais aussi que cela convoquait le réel autrement, et que les gestes d’humanité qui reliaient, dont le textile, devaient être au cœur de nos regards. Ce que nous commencerons de parcourir dans le prochain article.

1 Cahiers de formation [CF], Tome 1 des Œuvres complètes, Michel Serres, Le Pommier, 2022.

2 Sauf pour les citations des CF, où est mentionnée l’année d’écriture.

3 Éclaircissements [EC], François Bourin, 1992.

Écriture le 25/09/23

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