Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Voussure du portail
Foussais
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Après une pause, reprenons l’approche du textile dans l’œuvre de Michel Serres. En 1985, Les cinq sens1 explore les corps “ si vite changés en moins d’un demi-siècle ”.

Mais comme souvent avec Michel Serres, le parcours convoque des relations parfois inattendues. Le tissu le questionne d’abord en lien avec la peinture, et la représentation sur la toile :

Pierre Bonnard a peint un peignoir ; il a peint une toile qui fait voir un peignoir, et une femme au milieu de feuilles. […] Le peignoir voile la femme, le tissu voile la toile. Constellée de lunes ou demi-lunes, granitée de croissants plus foncés qu’elle, l’étoffe vibre de lumières et de parties sombres, parsemées les unes sur les autres. Les demi-lunes, posées en tous sens, mais disposées à distances régulières, font un effet monotone. L’ensemencement a été recherché plus que la vibration, l’impression du tissu imprimé l’emporte sur l’effet optique : l’œil est volé. […] Du feuillage règne au fond, envahit un peu l’étoffe, si peu qu’à la limite le tableau se réduit au tissu. Pourquoi Bonnard n’a-t-il pas peint directement sur le peignoir, pourquoi n’a-t-il pas exposé la toile du peignoir, son étoffe en place de la toile ? → CS p. 27

Que cherche donc l’œil dans la peinture, et comment se signe ou se code l’œuvre d’art ? La représentation est toujours soumise aux voiles accumulés, qui se voilent les uns les autres.
Plus avant dans le livre, une réflexion plus approfondie questionne la tapisserie et le rapport du textile à l’image :

Sur le métier de tapissier les fils de trame passent sous les fils de chaîne quand voyage la navette. Ainsi le sens s’enlacera au tissu, comme la mélodie, parfois, à la chair sonore et la profondeur des pensées aux voyelles. L’éblouissement que donnent enfin les figures et couleurs sur la toile ouvragée correspond à mille liens et nœuds derrière elle, événements sous la toile qui obscurcit en les cachant les racines de l’adjectif subtil. Les secrets de la tapisserie se nouent là-dessous. → CS p. 59

Parce que le textile met en jeu le numérique, le discontinu ou dit autrement le codage, il donne à voir ce qui se trame en lui. D’où les deux versants du visuel textile, de la tapisserie : une image, et ses propres soubassements, on pourrait presque dire la manière dont elle vient au monde :

La subtilité passe sous la toile. Telle figure paraît, devant, une forêt de nœuds la conditionne, derrière. On dirait, déjà, quelque élément d’ordinateur. → CS p. 78

Et c’est parce que notre regard n’est pas assez subtil, qu’il est trop encombré de la représentation, que nous ne voyons que partiellement :

Le manque de subtilité nous empêche de voir la forêt des nœuds sous la toile ou derrière la tapisserie, éblouis par la représentation d’intelligence. → CS p. 80

La troisième approche du textile dans ce livre questionne l’analyse et donc la manière de circonscrire tel ou tel aspect du réel, à l’ère du numérique et des réseaux :

Chacun sait que le terme analyse reproduit un verbe grec qui signifie justement délier. Analyser demande qu’on défasse un nœud. Or nous croyons qu’analyser n’exige qu’une découpe… → CS p. 81

Découper est le geste de celui qui en reste à la surface visible du monde et qui s’en veut le “ maître et possesseur ”. Or dénouer exige de prendre en compte les interactions entre les éléments, d’intégrer les soubassements, tout le subtil. Et le philosophe reconnaît l’importance du textile et le réhabilite dans l’histoire :

Le tisserand, la fileuse, Pénélope ou autre, m’étaient jadis apparus comme les premiers géomètres, parce que leur art ou leur artisanat explore ou exploite l’espace par nœuds, voisinages et continuités, sans nulle intervention de la mesure, parce que leurs manipulations tactiles anticipent la topologie. Le maçon ou l’arpenteur devancent les géomètres au sens étroit de la métrique, mais celle ou celui qui tisse ou file les précède dans l’art, dans l’idée, sans doute dans l’histoire. On a dû s’habiller avant de bâtir, se vêtir flou avant de construire en dur. → CS p. 84-85

Comprenons bien : “ sans nulle intervention de la mesure ”, c’est-à-dire avant l’idée ou toute théorie. Il s’agit bien plutôt d’un savoir-faire, d’un dialogue très concret avec la complexité, d’une prise en compte à la source de ce qui fait assemblage, de tout le système vécu et reconnu comme tel, qui produit aussi du visuel.

1 Les Cinq sens [CS], Michel Serres, Grasset, 1985.

Écriture le 23/10/23

En 1983, Michel Serres publie Rome, le livre des fondations, un parcours époustouflant de l’histoire de Rome

parcours qui s’appuie sur, et illustre la théorie mimétique de René Girard, à qui le livre1 est dédié :

Je remercie René Girard qui […] m’accueillit, quasi réfugié, dans l’hospitalière Amérique, et qui, alors, m’y enseigna les idées vraies ici développées. → RO p. 7

Les deux hommes se sont rencontrés en 19722, aux États-Unis, lors d’une conférence donnée par Michel Serres. Leur amitié va vivre quarante ans, et leurs œuvres tresser des échos de l’une à l’autre.
Dans ce livre, la première occurrence du textile met en rapport le processus de connaissance, notamment de l’analyse qui détisse, avec celui de l’assemblage :

Je suppose aujourd’hui qu’il existe une connaissance, mais peut-être faudrait-il la nommer autrement, qui demande l’implication, et l’enveloppement et le voile et le nœud. Cela s’enseigne aussi et s’apprend, de construire. Qui demande le pli, qui exige le code, qui entasse chiffre sur chiffre, et qui tricote nœud sur nœud. Hermès et Hestia sont ici, ensemble. Je ne vois plus pourquoi la connaissance ne serait que celle de la Pénélope de nuit, celle qui, dans le noir, détisse. Pourquoi la connaissance ne serait-elle pas aussi de la tissandière diurne, qui noue les fils sous le dessin de la tapisserie, qui croise et enveloppe ? → RO p. 85

Dans les pages qui suivent, le philosophe décrit un nouveau mode de connaissance qu’il appelle de ses vœux :

Je souhaite l’avènement d’une desmologie, discours des liens, des ligaments, des ligatures. Les brins qui se chevauchent font de l’ombre les uns sur les autres, et c’est en acceptant cette ombre et ce chevauchement que le savoir s’accroît – et se résume. → RO p. 86

La nouvelle [connaissance] est, dès lors, une théorie, un travail d’inclusion. Le nœud, le pli sont inclusifs, l’automorphisme et l’absence de négation le sont également. Je crois qu’il est possible de penser sans exclure. […] Pliage, maille, nœud, tissage, implications invaginées, femmes, vous rangez tout. Je crains fort que la théorie usuelle et classique ne se conjugue au masculin, violence, exclusion, destruction. → RO p. 87

"Penser sans exclure" : tel pourrait être ce que dit le textile, image d’un autre travail du réel que celui de la théorie classique. Découverte de ce que portent les femmes dans leur mémoire longue, face à la violence du pôle masculin. Et, dès lors, Serres conclut ce passage :

Et c’est pourquoi, simples aveugles, simplistes ou de trop courte vue, nous n’avons pas pensé l’implication, l’inclus, le pli, nous n’avons jamais su ce qu’était un tissu, nous n’avons jamais vu ni écouté les femmes, nous n’avons jamais su ce qu’était un mélange et nous n’avons jamais compris, même pensé, le temps. → RO p. 87

Bien des thèmes sont abordés dans la fulgurance du propos. On peut utilement comparer cette prise en compte nouvelle du multiple, de ce pressentiment du territoire du savoir-faire comme fondement du savoir, avec celle de l’anthropologue Tim Ingold3 dans son affirmation de la textilité.
Plus avant dans le livre, Michel Serres explore cette opposition entre la rigueur construite de la théorie classique, et ce modèle en émergence, à travers le jeu des sacs et des caisses :

Un sac de toile se plie aisément dans un sac de toile, et il peut, inversement, le contenir aussi bien, alors que si une caisse de bois contient une caisse de bois, celle-ci ne peut pas, inversement, contenir celle-là. Il existe donc des conditions à l’inclusion, dépendantes de la matière de ce qui est inclus et de ce qui inclut, acier, bois, marbre, étoffe, jute, dépendantes surtout de l’espace où tout cela se fait. […] L’espace est déformable, par exemple, ou ne l’est pas. La logique usuelle suppose un espace qui n’est pas déformable, elle est du côté des caisses de bois, des cuves d’acier, des boîtes de marbre. Or on ne peut pas ne pas envisager le cas où l’espace est déformable. Voici des étoffes, du tissu, du pliable, de l’élastique, il y a plutôt plus de mou que de dur sous nos mains, plutôt plus de flexible que de rigide, plus de feuilles que de lingots, plus de chairs que de squelettes, plus de fluides que de roches invincibles. J’ai l’intuition que l’expérience humaine ou ce qu’on nomme les sciences humaines renvoient plus souvent à l’espace textile des sacs, des invaginations variables, et que les sciences dites dures renvoient tout simplement à l’espace des boîtes dures. → RO p. 180-181

Et plus loin :

Je crois qu’il y a des pensées à boîtes, dites rigoureuses, boîtes dures et rigides, je crois qu’il y a des pensées à sacs, des systèmes à tissus. Il nous manque, en philosophie, un bon organon des étoffes, j’en rêve souvent. Si nous l’avions, bien des tricheries ne seraient plus possibles, mais aussi bien des raideurs seraient évitées à la raison. → RO p. 238

Michel Serres ne travaillera pas sur cet organon, cette méthode nouvelle du savoir où le textile prend part. Peut-être parce que son champ de recherche ne croisera pas la diversité des mythes fondateurs des cultures premières où le textile joue un rôle important. Peut-être aussi parce que la logique des caisses domine encore tant la pensée qu’il lui aurait fallu accorder au textile, plus que le simple rôle d’image, même enrichie de bien des facettes. Mais il va continuer de quêter dans le textile, ce que nous explorerons d’ici quelques semaines.

1 Rome, le livre des fondations [RO], Michel Serres, Grasset, 1983.

2 René Girard, Biographie, Benoît Chantre, Grasset, 2023, p. 582-584.

3 Voir sur ce blog : https://parole-et-patrimoine.org/portail/le-blog-chemins-du-vivant/69-sacs-de-corde-et-nids-tisses.

Écriture le 09/10/23

À compter des années 1970, Michel Serres délaisse progressivement ses Cahiers de formation, et commence de publier des livres, dont la série des Hermès, où notamment l’approche des systèmes se confronte à la problématique de l’ordre et du désordre.

Dans Hermès IV, La Distribution1, on trouve deux passages où le textile prend part, d’abord comme image en écho à ce qu’est une culture :

C’est qu’une culture, en général, construit, dans son histoire et par elle, une intersection originale entre de telles variétés, un nœud de connexions bien précis, et particulier. Cette construction, je crois bien, est son histoire même. Ce qui différencie les cultures, c’est la forme de l’ensemble des raccordements, son allure, sa place, et aussi bien, ses changements d’états, ses fluctuations. Mais ce qu’elles ont en commun et qui les institue comme telles, c’est l’opération même de raccorder, de connecter. Voici que se lève l’image du tisserand. De lier, de nouer, de pratiquer des ponts, des chemins, des puits ou des relais, parmi des espaces radicalement différents. → DI p. 202

Quelques pages plus loin, le propos se complète, de la culture comme mode de nouage et de connexion, au tissage comme objet de la langue, elle qui en quelque sorte tisse la culture. Et on notera le rapport au genre, Pénélope dans le récit mythique, et le Royal Tisserand dans le récit philosophique :

Comme si le discours n’avait pour objet ou pour cible que de connecter. […] D’où Pénélope au poste théorique. D’où la reine qui tisse et détisse, le féminin premier de qui, passé mâle, sera le Royal Tisserand de Platon. […] Pénélope est l’auteur, la signataire du discours, elle en trace le graphe, elle en dessine le parcours. Fait puis défait ce tissu qui mime l’avance et le recul du navigateur. D’Ulysse à bord de son navire, navette qui lace et entrelace des fibres séparées de vide, des variétés bordées de crevasses. Brodeuse, dentellière, par puits et ponts, de ce flux continu coupé de catastrophes qui se nomme lui-même discours. → DI p. 206-207

Dans le livre qui suit, Hermès V, Le passage du Nord-Ouest2, le philosophe pressent clairement que l’approche textile n’est pas du même ordre que celle de l’espace géométrique dans lequel nous baignons continuellement. Celui-ci est un modèle résultant d’une théorie, c’est-à-dire d’une vision du monde où l’idée précède le réel, tandis que le tisserand ou la tricoteuse affrontent le réel tout autrement, sans que l’auteur pour l’instant n’explicite cette différence :

Ce qui demeure sûr est désormais la prolifération multiple des espaces. […] Les espaces qualitatifs, parfaitement nommés,sont à la fois a priori et sensoriels. Nous découvrons alors que nous vivons dans une multiplicité d’espaces de ce genre, et que nous travaillons, parfois, tels le tisserand ou la tricoteuse qui fait marcher ses doigts sans les voir, en eux et par eux, et non dans ce cube euclidien, celui qui fait seulement ma protection, dans ma chambre. Notre corps, et le groupe, en ses réseaux de communication, font aveuglément leur affaire de cette multiplicité qu’ils associent dans l’ordinaire de leur vie et de leurs actions. Cette esthétique-là est non écrite. Et pourtant, elle se voit et se vit, dans les arts et dans les métiers, tout aussi bien que dans le quotidien et le formel de haute pureté. D’où l’artefact résiduel du problème classique de la représentation, qui ne suppose qu’un espace, aujourd’hui relativisé. → PNO p. 68-70

D’où, plus avant dans le livre, cette conclusion :

Le tisserand, je le savais, est un artisan pré-géométrique. → PNO p. 184

Pré-géométrique, soit avant la géométrie dans le temps, mais surtout d’un autre ordre. Euclide et son espace ont à voir avec la science qui émerge en Grèce et qui va fonder l’Occident. L’approche textile tient de la pratique ancestrale de quasiment toutes les cultures du monde, elle a donc à voir avec un savoir-faire qui se construit et s’affine dans un dialogue continuel entre le faire et le savoir. Autrement dit, l’invention n’y est pas d’abord conceptuelle, d’abord l’élaboration d’un modèle comme avec la géométrie. Celle-ci n’est qu’un îlot dans la multiplicité des espaces qui nous baignent.

1 Hermès IV, La Distribution, [DI], Michel Serres, Éditions de Minuit, 1977.

2 Hermès V, Le Passage du Nord-Ouest, [PNO], Michel Serres, Éditions de Minuit, 1980.

Écriture le 09/10/23