Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Voussure du portail
Foussais
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Sacs de corde et nids tissés

Ces chemins du vivant croisent l’écriture, notamment poétique, l’approche des images et du textile, la rencontre des œuvres, et la trame du temps.

Ce n’est pas que tout se mélange mais plutôt que tout se tient, que chaque facette du monde, ou de nos récits sur elle, font écho à bien d’autres. Et que la vie, c’est la traversée de ces champs de relations, traversée qui se fait, de temps à autre, éclairante.

J’ai déjà, ailleurs, mentionné et rendu hommage à l’œuvre de Tim Ingold1, cet anthropologue écossais encore trop peu connu en France, qui relie inlassablement nature et culture, objet et sujet, imaginaire et réel, ou encore humain et non humain comme dans son dernier livre traduit, Machiavel chez les babouins. Le sous-titre en éclaire le propos : pour une anthropologie au-delà de l’humain. Je ne vais pas ici faire une critique de l’ouvrage, mais tenter de commenter et d’éclairer son dernier chapitre, Au-delà de l’art et de la technologie : une anthropologie du savoir-faire.

Tim Ingold débute son chapitre par une réflexion comparée de l’art et de la technologie, que la pensée moderne continue d’opposer, “ comme s’ils correspondaient à des domaines à certains égards antithétiques ” → p.207. Cette opposition, qui ne date que d’un siècle environ, contredit pourtant l’origine des mots : le latin ars et le grec tekhné “ signifiaient plus ou moins la même chose, c’est-à-dire le savoir-faire associé à une activité artisanale ” → p. 208. Mais une lente évolution a rendu les éléments d’intelligence de l’activité artisanale de plus en plus abstraits, les séparant des gestes du corps. Le savoir et le faire se sont peu à peu disjoints.

“ Cette déchéance de l’artisanat, réduit à l’exécution purement technique ou mécanique de séquences opérationnelles prédéterminées, est allée de pair avec la valorisation de l’art comme exercice créatif de l’imagination. Par conséquent, l’artiste a radicalement tourné le dos à l’artisan, et l’œuvre d’art à l’artefact. ” → p. 209

“ L’action technique produit mécaniquement des résultats ; l’art communique des idées. ” → p. 212

Dès lors, la réflexion anthropologique sur l’art a largement dominé celle consacrée à la technologie. La technologie est l’affaire des ingénieurs,

“ L’art, au contraire, s’inscrit dans un contexte social et incarne des significations culturelles. ” → p. 214

C’est ce fossé que Ingold met en question, cette “ idée que l’art flotterait dans le royaume éthéré de la signification symbolique, au-dessus du monde physique ” → p. 215. Et son développement est passionnant.


Il commence par interpréter finement le savoir-faire. L’artisan cordonnier par exemple, ne fait pas qu’utiliser ses outils de découpe, il les met en usage, dans une “ synergie gestuelle entre l’humain, l’outil et le matériau ” → p. 217. Le savoir-faire requiert la présence et l’action de l’artisan, “ inséparablement corps et esprit ” → p. 219, mais dans un système de relations avec le matériau, l’environnement… Dès lors, ce que l’artisan fait “ aux choses se fonde sur un lien attentif et perceptuel avec elles ” → p. 219. Le geste s’adapte en fonction du ressenti de l’action précédente. D’où la problématique de l’apprentissage et de la transmission du savoir-faire. Il ne suffit pas d’acquiescer à des procédures :

“ La clé de l’imitation réside dans la coordination intime du mouvement de l’attention du novice avec le mouvement de son corps dans le monde ” → p. 221.

Et c’est la même chose pour la fabrication même : le produit n’est pas déjà existant dans l’idée, ou le bâtiment dans le plan de l’architecte. C’est l’activité même de fabriquer ou de construire, au sein de toutes ces relations de complexité, qui fait émerger l’objet.


Puis Tim Ingold détaille la fabrication des sacs de corde chez les Telefol, une ethnie de quelques milliers de personnes en Nouvelle Guinée. Ce sac, le bilum, est un accessoire utilisé au quotidien, fabriqué avec une technique de bouclage d’une cordelette végétale. Ce sont les femmes qui filent les cordelettes et ensuite les assemblent, dans un ensemble de gestes du corps que les Telefol comparent au flux d’une rivière.

L’apprentissage des petites filles “ ne procède pas de la transmission intergénérationnelle de règles ou de formules, fussent-elles implicites, mais d’un processus de redécouverte accompagnée, au cours duquel le rôle des artisanes expérimentées consiste à préparer le contexte qui permettra aux novices de développer leurs compétences ” → p. 226

Il faut que la novice apprenne à sentir les mouvements de l’intérieur de soi, en dépassant leur apparence, pour que ses mains se déplacent “ aussi aisément que l’eau vive ” → p. 227. Et ceci se fait par un affinage progressif de ses mouvements et de ce qu’elle en perçoit, et pas par l’acquisition de règles ou de représentations, d’ailleurs bien difficiles à formuler pour ces techniques de nouage. Or, ce mode d’apprentissage “ corporel ” aboutit à une transmission complète du savoir-faire : les novices Telefol apprennent à faire exactement comme leurs mères. Et bien entendu, le talent d’avoir “ des mains qui filent comme l’eau ” n’est pas inné, mais acquis.


Pour faire comparaison à cette fabrication du bilum chez les Telefol, Ingold prend ensuite l’exemple “ du tisserin mâle, dont le nid exige les nœuds et les boucles les plus complexes ” → p.232. Le nid de ces oiseaux est fait de longues bandes de feuilles entrecroisées comme un tissage régulier, mais qui sont maintenues par diverses mailles et attaches qui ont été répertoriées par les chercheurs. Le tisserin “ utilise son bec exactement comme une aiguille à coudre et à repriser ” → p. 233.
Là aussi, la pratique est au cœur de l’acquisition. Dès leur jeune âge, les tisserins passent beaucoup de temps à manipuler “ des objets de toutes sortes avec leur bec ” → p. 233. Et si on les prive de cette pratique, ils ne sauront plus ensuite construire des nids.

“ Remuer des matériaux de nidification potentiels est aussi essentiel à la formation du tisserin que les premières tentatives de cardage et de filage à celle des petites Telefol ” → p. 233.

Un nid réussi nécessite, de la part de l’oiseau, une capacité “ à ajuster ses mouvements avec une délicate précision, en fonction de l’évolution de la forme de sa construction ” → p. 235. Autrement dit, lui aussi acquiert une sorte de jugement, de ressenti dans son processus de confection du nid.


Qu’est-ce qui est inné, qu’est-ce qui est acquis ?

“ Il n’y a pas plus de sens à ramener le comportement du tisserin à un programme génétique que celui de la femme qui fabrique un bilum à un programme culturel. Selon toute vraisemblance, l’artisane a à l’esprit une idée de la forme finale de sa construction ; le tisserin, presque certainement pas. Mais dans un cas comme dans l’autre […] ce n’est pas une conception prédéfinie mais la pratique de mouvements réguliers et répétés qui génère la forme ” → p. 236.

Le savoir-faire de l’oiseau, comme celui de l’humain, se développe au cours de sa jeunesse. Le bouclage chez les Telefol est d’évidence une compétence acquise, “ mais on pourrait dire la même chose des compétences du tisserin – comme de toute compétence humaine ou non humaine ” → p. 237. Quelle est la différence des compétences des femmes Telefol et des tisserins ? Tim Ingold avoue ne pas le savoir. Si différence il y a, elle réside dans le langage et ses capacités de “ connexions métaphoriques ” :

“ Si les oiseaux étaient humains, ils diraient d’un bon tisserand que son bec “ vole ”, tout comme les Telefol disent de l’artisane adroite que ses mains “ filent avec le courant ” → p. 238.

Autrement dit, les humains tissent leurs expériences dans des récits, à travers leur parole, ils brodent des motifs de plus en plus complexes, “ ce que les anthropologues nomment ordinairement culture. ” → p. 238. Les animaux n’ont pas cette capacité-là, mais le langage qui nous est propre garde-t-il cohérence avec le processus d’acquisition du savoir-faire ? Tim Ingold termine ce chapitre par cette phrase tellement pertinente :

“ Si l’on devait se demander où réside la culture, la réponse ne serait pas : dans quelque nébuleux monde de signification symbolique flottant au-dessus des vicissitudes de la vie pratique – mais dans la texture et la trame même du tissage ” → p. 239.

Jamais nous ne devrions oublier cet appel à l’humilité, ce rappel que nous créons au sein même du vivant, avec lui dans un dialogue incessant, et que tisser le monde est absolument antinomique avec le vouloir de lui imposer quelque signification symbolique. Or nous sommes encore bien loin de cette pratique, seule vraiment écologique.

1 Notamment dans le livre Le Textile et l’Image, Parole & Patrimoine, 2021.


Tim Ingold, Machiavel chez les babouins, Asinamali éd., 2021

Écriture le 20/10/22

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