Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Voussure du portail
Foussais
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

La Svanétie est une terre à part, nichée au pied du Grand Caucase, dans la partie ouest de la Géorgie.

Terre de résistance à tous les envahisseurs, terre de sauvegarde de cette ethnie svane très ancienne qui la peuple, terre de patrimoine où les hautes tours des villages percent la brume comme une affirmation de l’indicible, où les églises sont comme semées à la volée, choyées par les habitants, couvertes de fresques aux styles multiples et qui renferment des icônes vieilles de plus de dix siècles.

Si le pays commence dans la verdure végétale, il se termine vers Ushguli par un village encore enneigé l’été, à plus de deux mille mètres d’altitude. Difficile en un article de donner à voir ce territoire, autrement que par quelques images un peu à la volée elles aussi. On a fait ce périple à partir de Mestia, la petite ville encore facile d’accès. Nous logions chez une femme qui travaillait au superbe petit musée de la ville. “ Comme j’aimerais aller avec vous ! ” À défaut, elle nous a trouvé un chauffeur étrange qui, en plus d’être un expert du 4 x 4, s’occupe du patrimoine, de faire des relevés dessinés des fresques avec grande précision. Il a le visage sévère et sérieux. Lela nous accompagne aussi, pour la traduction.

Mulakhi

Comme à Mulakhi, le scénario sera partout le même : l’église est fermée, le chauffeur nous dépose, il va chercher le prêtre qui arrive après un moment, comme ici cheveux blancs et calotte noire, nous bénit jovialement, dit qu’il aime la France, et nous présente en détail toutes les scènes des fresques et les icônes. On s’imbibe des paroles, on tente de comprendre, de situer. Dehors, les trouées de lumière sur les immenses versants, entre les nuages. La magie des très vieilles images au cœur des hautes montagnes, grandeur contre grandeur.

Murkmeli

Le territoire est organisé en petites communautés, qui peuvent regrouper plusieurs villages. Ainsi, tout en haut, Ushguli, qui possède son église Lamaria du Xe siècle (la Mère de Dieu en svane), est relié au village en-dessous, Murkmeli, avec son église du Sauveur et des fresques des XIe-XIIe siècles. D’autres églises sont isolées, perdues dans la montagne, parfois à deux heures de marche, et nous ne pourrons pas toutes les voir.

Ushguli

Cette profusion des trésors arrimés à ces maigres villages m’impressionne, d’autant qu’il y a toujours quelqu’un pour ouvrir, pour dévoiler, pour expliquer. À Lagurka, il nous faut monter dans la montagne durant presque une heure, sentier raide, cœur qui cogne dans la suée. Quand on arrive, des gens sont déjà là, notre chauffeur les a prévenus hier que nous venions ce matin. Rituel des scènes qu’on découvre, des visages qu’on identifie avec Lela, comme ce saint Jean que le peintre Tevdore a signé en 1111.

Khe

On s’imprègne de ces fresques, de ce qui se dissout lentement, de l’érosion qui fait son œuvre, des couches qui résistent. Les Svanes sont fiers de leurs trésors, mais c’est une fierté simple qui se confronte à l’immense, à l’âpreté de leur pays. Il y a ces icônes sur bois ou en métal repoussé, dont certains remontent avant le Xe siècle et qu’on nous sort de meubles mal fermés, avec ferveur. Sensation que tous connaissent leur mémoire comme un fleuve dont ils s’abreuvent et qu’ils partagent modestement. Sensation aussi que cette parole les fait vivre. Et nous avec eux, par scintillement.

Khe

 

Mulakhi

Comme toujours, en ces moments de grâce, le voyage abolit le temps, l’espace, nous voici ailleurs, portés profondément par les images et les pierres, transfigurés comme des enfants. Quand on pique-nique le midi, notre chauffeur, lui qui travaille à la restauration de ces lieux et qui nous montrera tout à l’heure longuement ses croquis des fresques, a trouvé sur la pente des fraises sauvages, toute une poignée, qu’il fait glisser de sa forte paume vers la tienne, si fine.

En 2013

Écriture le 12/06/23

D’une étape à l’autre en Géorgie, comment écrire la profusion de l’architecture, des reliefs sculptés, des peintures murales ?

Le patrimoine maille le territoire de façon dense, et c’est comme une récolte inépuisable croit-on, qui draine une longue période de temps. Et tout cela au cœur d’une variété de paysages peu commune. Nous sommes partis ce matin de Koutaïssi, grand centre de la partie occidentale du pays. Deux sites déjà visités, nous partons vers le nord-est par une longue route sinueuse dans la verdure des premières montagnes, passons bientôt Tkibouli, ancienne cité industrielle aux grandes avenues et façades lépreuses. Il faut monter encore, dans cette province de Ratcha, on se croirait bientôt en Auvergne dans la lumière douce, on pique-nique au bord d’un grand lac aux eaux claires.

Nikortsminda est un peu plus loin. L’église Saint-Nicolas se tient au bout d’un petit chemin qu’on monte dans le soleil et d’où l’on domine toutes les terres d’alentour. Cette église fut construite – une inscription en témoigne – en 1010-1014, par un roi nommé Bagrat III, fondateur du premier royaume unifié de Géorgie. Elle est à la fois élancée et ramassée sur elle-même, comme nombre d’édifices de cette région du monde, Arménie et Géorgie, où le signe fondateur est celui de la coupole élevée vers le ciel.

À en faire le tour, ce qui impressionne d’abord, ce sont les reliefs sculptés qui couvrent à foison les parois, murs des frontons, arcs et montants des fenêtres de la coupole. On ne peut s’empêcher de penser à notre art roman, au vu de la période de construction, mais ici tout l’extérieur est investi par les sculpteurs. Et d’abord par les images surprenantes, comme cette scène où deux anges portent le Christ sur son trône de gloire, quand il revient à la fin des temps, tandis que deux autres anges sonnent de leur cor la nouvelle, haut et fort… Tous les corps, les ailes, les vêtements sont saturés de traits et de courbes bien creusés dans la pierre, dont émergent les visages aux regards hallucinés, accentuant la prégnance profonde de l’ensemble. La scène est organisée de façon fort complexe.

nikortsminda seconde venue

On retrouve cette complexité partout sur les murs, notamment au tambour de la coupole. Les piliers des colonnettes, les moulures proéminentes des arcs sont transfigurés par des entrelacs végétaux très rigoureux, mais dont le regard s’échappe, devient mobile à saisir sans fin tous ces ornements. L’œil voyage au sein de ces motifs et quand il rencontre une image, il s’arrête, mais comprend d’emblée, par l’ornement que l’image prend en elle, que le voyage n’est jamais fini. Le dehors de l’église imprime ainsi en soi un mouvement profond, que les lointains du paysage augmentent.

nikortsminda tambour

Le dedans est entièrement couvert de fresques, réalisées au XVIe et XVIIe siècles, quand l’église fut réparée. L’effet est saisissant de l’écart entre les images de pierre du dehors et celles du dedans, et pas seulement en raison de la période de temps qui les sépare. On retrouve une sorte de vertige dans ces réseaux d’images multipliées, un peu comme dans les motifs du dehors. Les parois, les arcs, les conques et la grande coupole sont peuplés notamment de figures de princes, d’une descente de croix, de scènes de l’enfer, d’une Déisis et de thèmes de la Trinité. En haut de la coupole centrale, des anges soutiennent la grande figure centrale de la croix. Ils ont la silhouette grandement allongée, et les plis des vêtements, la courbure des ailes impriment une dynamique à cette part cruciale de l’église.

nikortsminda ange

Voilà un couple qui arrive avec le prêtre pour leur mariage. On s’esquive. Je me demande quels souvenirs d’images auront ces jeunes gens, dans leur mémoire d’amoureux. Dehors, des invités à la noce discutent, de la famille, de leur vie d’ici. Voient-ils encore cette profusion du dehors et du dedans, ce voyage inépuisable dont les images enveloppent les corps ?

En 2013

Écriture le 15/05/23