On part du bourg, il y a peu encore comme un gros village avec ses quelques commerces de campagne, et maintenant gonflé de lotissements, d’aménagements des quelques rues qui lissent le regard, qui n’écrivent plus d’histoires spécifiques.
Le monde bascule, il bouscule les différences et les mémoires singulières, le bourg va devenir une petite ville de banlieue, les maisons basses d’autrefois vont se raréfier, on va faire des immeubles, des rues rectilignes, des points ronds autour desquels les gens tournent, signant dans l’espace leur temps désemparé.
On part du bourg, on parcourt peu de distance, et c’est l’habitat dispersé d’une vraie campagne qui peuple bientôt l’espace, une campagne quadrillée encore de haies, de parcelles à mesure d’homme, de hauts arbres. Et puis quelques hameaux, quelques demeures qui se tiennent ensemble comme pour affronter l’adversité, toutes proches du grand espace des marais. À peine quelques mètres en contrebas, et c’est l’immensité sous le regard, l’étendue toute plate de la terre quadrillée d’étiers, à perte d’horizon, avec au loin le clocher qui marque la hauteur d’un autre bourg.
Avant le XVIIIe siècle, ces terres étaient couvertes des eaux du lac de Grand Lieu une bonne part de l’année. Les aménagements hydrauliques, qui ont fait baisser l’eau du lac, les ont valorisées comme pâturages, où les bêtes venaient se nourrir grassement une fois les eaux retirées, au printemps.
On marche sur le chemin blanc, on laisse à gauche un petit troupeau, et c’est tout autour de nous une immense respiration de verts multipliés, de végétation brassée par le vent qui dialogue avec les nuages. On avance longtemps, près des petits étiers, des arbustes ont gardé des lambeaux d’herbes sèches, indiquant la montée des eaux durant l’hiver, de plus d’un mètre. La saison change ce territoire du tout au tout : l’hiver, seuls les arbres surgissent encore de l’eau, laissant comprendre que sous elle il y a un autre paysage, et l’été les vagues végétales dressent un mouvement aussi puissant que les eaux, elles déclinent le mouvement du monde que les hommes peuplent de leurs rêves, de leurs actes. Et l’on se dit que cette terre reste une longue mémoire immobile, permanente.
Mais les vagues d’herbes semées de millions de fleurs jaunes éclatantes au soleil sont trompeuses. Elle signent elles aussi le basculement d’un monde. Nous croisons trois promeneurs : “ Voyez, me dit l’homme, on devrait avoir ici, tout autour, trois à quatre cents bêtes à pâturer, il n’y en a qu’une trentaine. La jussie envahit tout et ruine les marais... ” La jussie, cette herbe aux fleurs jaunes qui fait la mélodie de la terre avec le vent. Plante invasive, dit-on, qui brise l’équilibre ancestral de ces terres et les dévore, sans qu’on puisse la détruire, la contenir, malgré tous les efforts d’outils puissants.
On marche, je regarde les rives près des étiers que les ragondins multipliés rongent, dissolvent, laissant çà et là quelques touffes d’iris au milieu de l’eau. Je me demande ce qui a maintenu l’équilibre des vies durant des siècles – bourgs, villages et marais – et ce qui aujourd’hui fait rupture, laissant tout un chacun désemparé, avec une vision qui s’emplit de désastre et d’impuissance à la fois.
Écriture le 22/08/24