Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Voussure du portail
Foussais
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

On part du bourg, il y a peu encore comme un gros village avec ses quelques commerces de campagne, et maintenant gonflé de lotissements, d’aménagements des quelques rues qui lissent le regard, qui n’écrivent plus d’histoires spécifiques.

Le monde bascule, il bouscule les différences et les mémoires singulières, le bourg va devenir une petite ville de banlieue, les maisons basses d’autrefois vont se raréfier, on va faire des immeubles, des rues rectilignes, des points ronds autour desquels les gens tournent, signant dans l’espace leur temps désemparé.

On part du bourg, on parcourt peu de distance, et c’est l’habitat dispersé d’une vraie campagne qui peuple bientôt l’espace, une campagne quadrillée encore de haies, de parcelles à mesure d’homme, de hauts arbres. Et puis quelques hameaux, quelques demeures qui se tiennent ensemble comme pour affronter l’adversité, toutes proches du grand espace des marais. À peine quelques mètres en contrebas, et c’est l’immensité sous le regard, l’étendue toute plate de la terre quadrillée d’étiers, à perte d’horizon, avec au loin le clocher qui marque la hauteur d’un autre bourg.

Avant le XVIIIe siècle, ces terres étaient couvertes des eaux du lac de Grand Lieu une bonne part de l’année. Les aménagements hydrauliques, qui ont fait baisser l’eau du lac, les ont valorisées comme pâturages, où les bêtes venaient se nourrir grassement une fois les eaux retirées, au printemps.

On marche sur le chemin blanc, on laisse à gauche un petit troupeau, et c’est tout autour de nous une immense respiration de verts multipliés, de végétation brassée par le vent qui dialogue avec les nuages. On avance longtemps, près des petits étiers, des arbustes ont gardé des lambeaux d’herbes sèches, indiquant la montée des eaux durant l’hiver, de plus d’un mètre. La saison change ce territoire du tout au tout : l’hiver, seuls les arbres surgissent encore de l’eau, laissant comprendre que sous elle il y a un autre paysage, et l’été les vagues végétales dressent un mouvement aussi puissant que les eaux, elles déclinent le mouvement du monde que les hommes peuplent de leurs rêves, de leurs actes. Et l’on se dit que cette terre reste une longue mémoire immobile, permanente.

La jussie dans les marais

Mais les vagues d’herbes semées de millions de fleurs jaunes éclatantes au soleil sont trompeuses. Elle signent elles aussi le basculement d’un monde. Nous croisons trois promeneurs : “ Voyez, me dit l’homme, on devrait avoir ici, tout autour, trois à quatre cents bêtes à pâturer, il n’y en a qu’une trentaine. La jussie envahit tout et ruine les marais... ” La jussie, cette herbe aux fleurs jaunes qui fait la mélodie de la terre avec le vent. Plante invasive, dit-on, qui brise l’équilibre ancestral de ces terres et les dévore, sans qu’on puisse la détruire, la contenir, malgré tous les efforts d’outils puissants.

On marche, je regarde les rives près des étiers que les ragondins multipliés rongent, dissolvent, laissant çà et là quelques touffes d’iris au milieu de l’eau. Je me demande ce qui a maintenu l’équilibre des vies durant des siècles – bourgs, villages et marais – et ce qui aujourd’hui fait rupture, laissant tout un chacun désemparé, avec une vision qui s’emplit de désastre et d’impuissance à la fois.

Écriture le 22/08/24

C’est dans une petite ville de l’Ouest, une grande salle bien éclairée, avec des tables tout autour et des piles de livres sur les tables.

La libraire, dynamique et souriante, organise ce salon, avec l’aide des édiles locaux : trente-quatre autrices et auteurs, chacune et chacun assis à sa table, derrière ses livres. Certains ont apporté de grands panneaux promotionnels qu’ils ont tendus derrière eux. Il va y avoir des animations dans la journée, quelques rencontres dans une salle à part avec quelques auteurs, et aussi une tombola dont je n’ai pas bien saisi les tenants et les aboutissants – on tire des numéros pour les enfants mais les enfants ne sont pas là, on remet tout en jeu. À l’entrée, dans le hall, un buffet dit oriental, avec des pâtisseries d’Orient donc, qui sert un thé parfumé merveilleusement préparé.

Au début, il n’y a presque personne, alors les auteurs déambulent, cherchant le fil conducteur, cherchant à repérer ce qu’ils connaissent, ce qu’ils découvrent. De l’autre côté de la pièce, une jeune femme coiffée d’un tricorne et d’une veste à l’aspect militaire tient des propos volubiles sur la manière d’écrire et de se faire éditer. À ma gauche, ma voisine a déployé sur sa table des dizaines de titres en piles resserrées qui encombrent tout l’espace, elle en retire finalement certains. Est-ce que la profusion va séduire le lecteur potentiel ? À droite, elle ne propose, comme moi, qu’un seul livre, mais cartonné et avec photos, ça traite de New-York et de l’Apocalypse, comme je le découvrirai par bribes tout au long du jour, tant ses explications occupent l’espace sonore. Plus loin, un stand qui propose des livres graphiques – l’histoire aidée de la BD, qui va faire sans doute les meilleures ventes, “ c’est très tendance ”, me dit-on. Parmi tous ces auteurs, deux dont j’ai déjà lu des critiques dans quelque média d’envergure, les autres, comme moi, sont des anonymes besogneux de la littérature. De la littérature ? Pas vraiment. Peu d’œuvres littéraires, mais des livres à thèmes divers, fantastique, science-fiction, policier bien sûr, histoire mise en fiction…

Vers onze heures, le courant des visiteurs s’est affermi, mais la densité reste légère, on peut les observer tout à loisir. Ils restent là longtemps pour beaucoup, faisant deux ou trois fois le tour, un peu gênés de regarder le livre. “ Je peux ? ” - “ Mais ils sont là pour ça... ” Après le titre, chacun lit la quatrième de couverture, certains ouvrent l’ouvrage, lisent quelques lignes, changent de page, le referment et le reposent sur la pile. Avec un sourire gêné : “ Je fais le tour, mais je vais revenir ”… Certains auteurs de mes voisins agrippent celle ou celui qui s’arrête, tiennent un discours sur leur propre talent, sur l’exceptionnel qu’ils présentent, là, sur la table, l’œuvre à lire absolument… Mais ça reste peu efficace, le passant écoute, poli, un moment, puis se détourne, passe au stand d’à côté et le jeu recommence… Parfois, c’est le passant qui prend la conversation en mains, qui connaît le sujet comme l’auteur, qui a parcouru le pays concerné depuis longtemps – “ j’étais à New York justement... ” La population qui passe est assez âgée, quelques jeunes filles, rares, par groupes de deux ou trois.

Le plus souvent, ceux qui ouvrent le livre et montrent par leurs gestes leur intérêt, ont besoin d’arguments pour se désengager, ne pas l’acheter. En quelque sorte, on joue comme au théâtre. “ Ah Oui, j’ai bien connu tous ces mouvements, j’étais aux premières loges, c’était il y a cinquante ans... ” Lui est bien mis, il se raconte son passé, elle est souriante, emplie de bagues, elle l’entraîne ailleurs… Et le jeu recommence souvent, autrement décliné. Comme si, de se baigner dans les mots nouveaux, ne ravivait que de vieux souvenirs où ces mots avaient de l’importance pour vivre, qu’ils n’ont plus. Parfois, quand même, ce qu’on croit être une vraie rencontre : elle a lu quelques extraits, elle me regarde profondément, “ C’est très beau ”, dit-elle. Elle a le livre dans ses mains, je sais qu’elle va le lire, on se regarde dans un sourire à peine esquissé, je fais la dédicace, “ Pour Claire... ” “ C’est un joli prénom ”, dis-je. Elle prend le livre, il n’y a rien d’autre pour peupler l’instant que cette promesse que les mots vont l’abreuver quelque temps. Et qu’écrire, ce n’est pas toujours vain.

L’après-midi, c’est l’affluence, parfois plusieurs questions différentes en même temps, et chacun qui veut l’auteur à soi seul, et s’imaginer qu’ainsi il captera une part du mystère qu’il assigne aux mots couchés sur le papier. Il reste dans ce monde tout aplati, tant asséché, des zones obscures auxquelles certains, on le pense, ont accès. Des auteurs s’engouffrent dans cette brèche, cultivent la stature d’un personnage sacré. D’autres, au contraire, n’affichent qu’une modestie ordinaire, tant l’écriture pour eux n’est qu’un geste au cœur des vies, essentiel mais dans le fil des jours.

Le soir arrive, la salle retrouve sa transparence du matin, avec des livres en moins sur les étals, mais qui restent trop nombreux aux yeux de beaucoup. Chacun range les exemplaires dans les cartons. Est-ce que la journée a essaimé un peu de culture dans l’esprit de ces gens qui sont venus – quelques centaines ? Goût amer d’un temps si précaire.

Écriture le 20/02/24

Les livres,
un peu partout posés dans la maison,

on dialogue avec leur mémoire
on se rappelle leurs temps de vie en nous,
ce qu’ils nous ont appris du monde.

Les livres se sont accumulés, on a tenté
de les ranger, de leur assigner une place
en soi et dans l’espace,
entre la blessure et le devenir,
entre le sourire du bonheur
et l’ignorance qui monte des douleurs.

Sait-on quelle nourriture ils nous ont offerte,
en quoi leurs histoires, leurs images, leurs pensées
ont labouré notre être, l’ont rendu peut-être
plus fertile, plus ouvert à ce qui vient d’ailleurs,
à toutes les guirlandes des mondes jamais épuisées
qui murmurent à l’oreille tous nos possibles.

Mais ils restent tellement évanescents,
on voudrait les toucher du doigt,
les ramener à la vie même,
les fragrances des livres s’évaporent
elles se détachent du réel du monde,
elles ne font dans le souvenir
qu’un menu signe.

Les livres tissent dans l’ombre des maisons
une chaleur, comme un peu de la tendresse
essentielle au devenir des vies,
comme un peu de la profondeur
gagnée sur le futile des jours,
comme un peu de l’ancrage
dans la terre humaine dont on vient
et qu’on ira rejoindre,
au bout de la route amoureuse.

Écriture 16/02/24

J’ai commencé de brasser la terre du jardin, il y a deux jours, dans l’humidité encore grande de cette terre lourde, avec qui je dialogue depuis cinquante ans.

À chaque année qui vient, il faut griffer, creuser et bêcher un peu – juste un peu – cette terre compacte et les restes de l’engrais vert semé en septembre. Un peu plus loin, un envol de vanneaux, dans un nuage léger, signait le bonheur de vivre.

Le jardin nous arrime à la terre, aux aléas du temps qu’il fait, au climat qu’on voit changer au rythme qui s’accentue. Le jardin nous murmure qu’on ne maîtrise pas la terre, ni le temps, ni cette évolution folle que les humains ont mise en branle et qu’ils ne peuvent plus arrêter.

À une centaine de mètres du jardin, sur l’autre versenne, on continue de déverser des poisons dans le sol, régulièrement. Cela fait un brouillard léger dans la lumière. On espère à chaque fois que le vent porte dans l’autre sens. On ne mesure pas l’étendue des dommages, pour le vivant du sol, pour nous-mêmes, pour le monde. On ne sait rien, sauf ce rendement comme la valeur suprême. Qui pourtant ne suffit plus à la précarité paysanne, qui la dépossède, l’oblige à l’exil d’elle-même.

Il faudrait que la terre partout soit comme un jardin, qu’on y porte attention pour les générations qui viennent. Rien de tout cela. Seulement le modèle triomphant d’une économie globalisée, chaotique, incohérente, qui lamine les petites gens, les paysans comme celles et ceux des jardins. Toutes celles et ceux qui regardent le désastre venir dans l’impuissance de leurs mains.

Il faudrait de nouvelles oriflammes, une nouvelle foi, des confiances et des chemins renouvelés… nous n’avons que l’immensité médiatique des résonances vides. Nous nous accrochons, tous, aux jardins, aux plantes qui poussent encore, aux fleurs qui font la lumière nouvelle, celle qui fait du bien aux corps, un moment. Il faudrait une mobilisation, non pour réarmer quoi que ce soit – les armes, c’est toujours la mort, mais pour assembler, tisser, expliquer vraiment. Il faudrait du temps, de ce temps qui coûte trop cher désormais. Les jardins sont condamnés à survivre sans bruit, dans le reflux d’espérance, dans l’attente des malheurs à venir.

Écriture le 02/02/24

Avec ceux qui sont proches vient la vie facile des rencontres et souvent de la confiance partagée.

Les visages sont comme le ciel, même avec les nuages il y a la lumière. Avec ceux qui sont proches, on peut longtemps meubler le monde, de la saison qui vient, ou des champs de lavande qu’on a vus autrefois, là-bas, dans le sud du soleil. Ou bien encore des voyages bénis dans les terres de l’Orient, celles qui sont si loin, et si proches quand on s’immerge en elles. La vie dans le monde avec les proches tinte comme les matins du monde, ouverte à tous les vents, elle dit sur la terre immaculée le devenir improbable des rires et des bienfaits, malgré tout. Malgré toute la face sombre que font aussi les hommes.

Aime le proche de toi, comme toi. Ouvre, partage et tisse la confiance. Et celle-ci déroule tous les possibles du monde dans cet espace entre vous. Il n’y a plus que les couleurs du vivant, celles qui s’accommodent et magnifient les paysages, les patrimoines et toutes les mémoires qui ont fait à ce jour l’humanité. On sait bien que c’est cela qu’il faut faire grandir, préserver. Les œuvres des hommes comme un témoignage. Cela qui se décline dans le cours immédiat des vies, comme la naïveté enfantine, ou toutes les rumeurs accessibles du vent.

Nous marchons tous désormais au bord du désastre, sans savoir même que nous sommes ensemble, dans le difficile extrême de l’impuissance collective, nous ne savons rien de ce qui nous attend, au sein du flux montant de ce qui tue.

Il nous reste l’espoir à tisser, telle une foi dérisoire, à même les visages, il nous reste à prolonger les sourires. Comme le font depuis toujours toutes les mères du monde devant leur enfant. Nous ne savons rien de ce qui va venir, nous avons peu de prise sur ce qui fait les choix, à travers cette terre. Sauf avec vous qui êtes proches, là, dans l’espace des murmures, loin des discours de certitudes, dans le partage encore sublime des jardins, ou des nuages, ou de l’évidence des enfants.

Écriture le 27/01/24

On touche des mots parfois,
dans l’incertitude tremblée de la main
qui les couche sur la page,

le plus grand scintillement, le plus grand dénuement,
à la fois l’essentiel de ce qu’on rêve et son impuissance.

L’écriture s’accroche aux bribes de ce qui reste,
à l’espérance de ce qui vient,
elle tremble de toutes les douleurs
de ce qui n’est pas su,
ni vécu,
mais entre les mots l’épaisseur d’un pays
qu’on aurait souhaité parcourir
juste peut-être le temps d’un rêve.

On glane des images, on croit naïvement
que ce qu’on traverse en elles
prend pouvoir sur le monde,
ou du moins l’empan de la terre qu’on partage,
tant les images parfois vous transfigurent
tant elles ouvrent, comme les mots
des trouées d’air et de bonheur mêlés,
parfois,
dans l’éclairage éperdu du temps.

Écriture 19/01/24

Jour d’hiver mouillé qui respire à peine

dans l’immobilité du village, l’eau qui suinte,
qui rebat les cartes des corps,
nous sommes agrippés à nos gestes de chaque jour
comme si nous avancions vers l’abîme
à pas de somnambules.

Personne ne sait,
on voit la violence qui monte,
et la soif désertée du bonheur,
personne qui comprenne,
ce désert, la nuit glisse vers nous,
elle monte, elle dit l’insondable de l’humain.

Et l’on reste à l’orée de soi-même,
perclus de tant et tant d’instants confortables,
dans la tiède incompréhension du monde.

Le jour d’hiver nous trempe
jusqu’à ce point de la douleur entre les os,
l’eau s’infiltre partout,
elle est comme l’avenir,
inconsistante, qui recouvre tout
de son insatiable absence.

Écriture 07/12/23

Les jours qui rapetissent,
l’hiver, la saison qui s’en va vers la mort

comme les silhouettes penchées contre le vent
qui regardent effarées la fin de leur monde.

J’étais enfant, on m’apprenait, disait-on, le progrès
de l’humanité vers l’avenir,
un temps plus bénéfique, plus radieux,
et quand on jouait, c’était avec le monde
pour compagnon de connivence.

Parole trahie comme tant d’autres,
la guerre et ses violences ont perduré,
comme depuis tant de temps, maintenant
disséminées dans ces lointains tout à portée de soi,
et tout dans l’espace semble s’être avili,
réduit à ce qu’on gagne, à ce qu’on vend,
même la charité s’érige en un métier
dans l’espace lucratif.

On norme, on légifère, on empile les règles, les accords
qu’on respecte si mal,
la parole tangue, elle dit si peu d’elle-même désormais,
verrouillée par tant d’intérêts, de puissances.

Monde réduit,
l’amour s’est enfoui
très loin sous la terre
trop profond pour rendre les saisons fécondes,
qu’attend-on de ces étendues désenchantées,
de ces encombrements sans rêves,
jours d’hiver qui rapetissent
qui insistent
qui négocient le rien des choses.

Écriture 13/12/23

Quand je m’éveille la nuit, je guette

ta respiration qui scande les instants, je songe
à ces milliers de nuits ensemble, notre tendresse,
je songe à cette présence qui fait le temps,
qui amasse en elle ces fulgurances du bonheur.

Sait-on comment nous habitons les années,
toutes les journées, toutes les nuits
ce qu’on fait, ce qu’on laisse
pour un autre jour, ou à jamais ?
Sait-on ce qui nous habite ?
Ensemble
reste ce parcours si frêle,
si naïf, comme dans l’enfance
ces rêves d’aller toucher les nuages.

Quand je m’éveille, je revois parfois le jour
cette insensible rumeur qui nous fait avancer,
tu mets les plantes à l’abri pour l’hiver qui va venir,
tu ranges le bonheur, leur offrande au soleil,
il faut bien affronter les blessures du froid.

La vie s’avance, on ne compte jamais
ses mouvements, ses humeurs,
ce que marque le temps, les mains plus malhabiles
les yeux plus délavés
devant la violence et son gouffre sans fond.

Tu respires, c’est la nuit, je songe
à tous ces mercis oubliés,
à ce refuge intense
d’où le matin on voit le monde.

Écriture 30/10/23

On aurait pu titrer Circuit court et circuit long, ou Les méfaits de l’économie toute puissante, ou bien plus simplement L’absurdité.

C’est l’exemple de l’achat d’une auto neuve. Il fut un temps, pas si éloigné, où nous allions voir notre garagiste, au bourg, à 4 kilomètres de notre village : le concessionnaire auto (basé à 25 Kms) venait, nous lui passions commande. Pour le paiement, toujours au bourg, il y avait la banque et le bureau de poste, on remplissait à la main un formulaire de virement. Je ne me souviens plus si, dans ces temps d’avant, la voiture était livrée chez notre garagiste, ou s’il fallait aller prendre livraison chez le concessionnaire, à 25 Kms. À chaque étape du processus, on échangeait avec des personnes, il y avait bien de temps en temps des erreurs, vite rectifiées via les échanges humains. On attendait la nouvelle auto quelques semaines.

Tout, désormais, est optimisé. Il n’y a plus au bourg ni poste, ni banque, et le garagiste survit difficilement. Les concessionnaires se sont raréfiés, nous avons fait 100 Kms aller-retour pour commander l’auto et autant pour en prendre livraison. Le délai de livraison a été de 7 mois 1/2, la faute paraît-il à la pénurie de semi-conducteurs – “ et encore sur certains modèles, les délais dépassent un an... ”

Le concessionnaire reprend notre ancienne auto. Manque de chance, 15 jours avant la livraison, quelqu’un nous double en serrant trop près : son rétroviseur heurte légèrement notre portière arrière, il y a un petit creux. Avis du concessionnaire : il faut faire réparer. Il fut un temps où, pour un petit dégât de cet ordre, le repreneur aurait fait directement la réparation, quitte à défalquer quelque peu le montant de la reprise. Mais aujourd’hui, c’est un vrai sinistre. Nous allons à l’agence d’assurance (à 10 Kms), qui nous remplit un constat (celui qui nous avait doublés avait filé sans crier gare). Nous prenons rendez-vous avec le carrossier (à 25 Kms) : “ Soyez là à 8 H 15, l’expert passe dans la matinée, mais on ne sait pas à quelle heure, ça dépend de ses tournées ”. La veille, un e-mail arrive, pour optimiser l’expertise, on peut se connecter à l’application d’optimisation, ce que nous faisons de bonne grâce : il faut faire une photo montrant les dégâts, voilà, c’est fait, c’est envoyé…

Le lendemain, nous sommes chez le carrossier, nous attendons l’expert, qui vient de la banlieue de La Rochelle (60 Kms), nous attendons l’expert durant 2 heures – “ vous savez, parfois, il ne vient que l’après-midi... ” Je m’étonne qu’on ne puisse disposer d’un créneau horaire, à l’heure du GPS et de l’optimisation. “ Non, ce n’est pas possible ”. Vers 10 H 30, l’expert est là : avec sa tablette, il fait des photos de l’auto de loin, de près, tout autour… Je lui dis que, hier, on a mis une photo sur l’application, il cherche dans ses dossiers, retrouve la photo. “ Ah oui ! Mais il faut faire plusieurs photos. C’est pas au point, la demande... ” L’expert fait son rapport d’expert, ça va vite avec la tablette. “ Voilà, je transmets à l’assureur... ” Le rendez-vous, maintenant, avec le carrossier : il nous propose dans un mois, il nous prêtera un véhicule… “ Mais dans 10 jours, on prend livraison de la nouvelle auto et celle-ci est reprise !... ” Discussion, et finalement, il nous fait une fleur, on va décaler la livraison de trois jours seulement. “ Mardi, à 8 H 1/2 ”. Donc 50 Kms aller-retour et ce 2 fois, il vaut mieux arrêter de compter.

Maintenant, il faut payer le concessionnaire, qui a coché sur le bon de commande la case Virement. Dans les temps d’aujourd’hui, on dispose d’Internet, outil merveilleux s’il en est. Nous nous connectons sur notre compte bancaire, rubrique virement. Première opération : le concessionnaire n’étant pas dans la lise des bénéficiaires possibles de virement, il faut le créer, ce que nous faisons, en remplissant soigneusement les cordonnées. Mais à l’heure numérique, il faut 2 jours ouvrés pour que l’opération soit validée. Deux jours ouvrés plus tard, à nouveau rubrique virement sur le compte en ligne. Nous entrons toutes les infos Iban, le motif du virement… etc. Et, à la fin, on nous informe gentiment que le montant du virement est trop élevé. Vive l’ergonomie du site web !

Qu’à cela ne tienne, nous nous souvenons qu’une fois, déjà, nous avons rencontré le problème et que nous disposons, en numérique, d’une demande de virement. En bricolant d’un logiciel à l’autre, je remplis toutes les cases et appose ma signature en bas à droite. Il ne reste qu’à le transmettre au conseiller bancaire, qui va faire le travail. Vive le numérique, quand même !

Mais le lendemain matin, message téléphonique : “ Je suis la responsable de la banque à S. (25 Kms), j’ai été informée par M. XXX de votre demande de virement. Merci de me rappeler. ” Je rappelle. M. XXX n’est plus conseiller, il a été muté, et la responsable me dit qu’on ne peut plus faire comme avant, et qu’il faut qu’elle nous voie signer le formulaire. “ Venez donc à S... ” – “ Mais ça ne peut pas se faire à A. (10 Kms, où il y a un bureau de la banque) ? ” – “ Si vous voulez, j’y suis ce matin justement, jusqu’à midi. Apportez aussi vos cartes d’identité. ”

Deux fois 10 Kms encore, dans l’urgence. J’imprime tout de même le formulaire de demande de virement, avant de partir. Dans le bureau : “ Mais pourquoi ne peut-on plus le faire à distance, ça fonctionnait bien ? ” – “ Maintenant, on ne peut plus, les règles ont changé... ” Elle me tend un formulaire de virement vierge, je lui montre celui que j’ai imprimé, rempli, avec ma signature. “ Ah ! Vous l’avez ! Eh bien signez-le en bas ” – “ Mais il y a déjà ma signature... ” – “ Oui, mais il faut qu’on vous voie signer ! ” Cela fait maintenant 5 jours qu’on a commencé le processus du virement… “ Vous le faites cet après-midi ? ” – “ Je vais essayer. Vous avez vos cartes d’identité ? Nous lui tendons, l’adjointe au guichet les prend en photo. “ On les avait déjà, mais en Noir et Blanc. Maintenant il les faut en couleur !  C’est pour mettre dans votre dossier numérique...” Je regarde la carte : ma photo y est en Noir et Blanc, mais il y a des dégradés de bleu sur le carton plastifié. La carte n’est plus valable, mais quand on a voulu la faire refaire, on nous a dit qu’il fallait attendre, les délais de l’administration étaient trop longs, la durée de vie de la carte était prolongée… Tout, désormais, est vraiment optimisé, et nos émissions de gaz à effet de serre diminuent, dit-on.

Écriture le 16/10/23

Nous sommes en août 1970, à visiter cette maison qui va devenir nôtre.

À l’angle de la façade et du pignon qui donne sur le chemin, une « anguille » comme on dit ici, court sur toute la hauteur, petite béance de quelques centimètres, le mur de façade se décolle, et je m’aperçois qu’il penche vers l’avant. “ Les murs travaillent ici, dit Élie le propriétaire qui nous accueille, c’est l’argile ”. Et Maître P., le notaire, d’ajouter : “ Des Parisiens sont venus visiter il y a quinze jours, mais ça leur a fait peur ”. Honnête, l’homme de lois… On se fait expliquer : pas de fondations aux murs, le sous-sol argileux, la terre l’été qui se comprime, et se dilate à la saison pluvieuse. On hésite. “ Oh ! Vous savez, on peut bien vivre avec ”, ajoute Élie. Et le cadre enchanteur de cette maison à même les arbres et l’espace pèse plus dans la balance. Une semaine plus tard, on dort ici. On se dit que l’anguille et l’argile seront sages.

Deux mois plus tard, le maçon qui refait la couverture encastre une grosse ferraille à angle droit dans le mur de façade et celui du pignon, sur plusieurs mètres. Il rebouche l’anguille. Ça tient depuis cinquante ans. Puis c’est le forgeron du bourg, qui prépare des croix en fer épais, avec un trou au milieu. Une grosse tige y passe, aux bouts filetés, qui traverse la maison. “  On appelle ça des tirants, ça va contenir les murs. ”

Près de quinze ans plus tard, quand on construit en façade la véranda, le surplomb du mur s’est un peu accentué. On construit trois contreforts en pierres, qu’on encastre, avec de bonnes fondations. Du temps passe, de petites zébrures apparaissent parfois sur les enduits des murs, un millimètre, puis deux, qu’on rebouche de temps à autre, les murs continuent de travailler, ils se déplacent sans bruit, dialoguant avec le sol qui les soutient, avec ses faiblesses.

Dans la partie est de la maison, l’ancienne grange avait été construite en pierres, en 1939, en murs de trente-cinq centimètres d’épaisseur seulement, au lieu de cinquante habituellement. Les maçons là encore refont tout un angle, fondations, murs en parpaings, et nous construisons un contre-mur accolé en pierres. Puis ce sera il y a quelques années le mur nord, sur plus de douze mètres de long.

Mais le réchauffement climatique impose au sol des alternances de compression et de dilatation de plus en plus marquées, et les fissures se multiplient, pesant parfois sur les cadres des portes qu’il faut changer. Cette maison a traversé plus de deux siècles sans trop d’encombres, et nous nous inquiétons désormais de sa survie. Combien de temps les murs vont-ils encore travailler à leur propre destruction ?

Écriture le 07/08/23