C'est comme un visage aimé, proche de vous, qui partage les jours, puis les saisons, la vie entière, tellement qu'il fait bientôt partie de vous, comme un voisinage invisible qui vous fonde.
L'amour d'un lieu
Ensuite, c'est l'émotion, cette sorte d'enveloppe sensible que cet édifice jette sur vous. Il vous protège et vous enchante. Évidence de l'harmonie, prolongement du regard jusqu'aux confins de soi-même, ancrage dans la terre et dialogue avec d'autres chants du monde... Après quarante ans de relation, ce lieu continue d'étreindre le cœur.
De ces moments d'émerveillement, j'ai vite voulu apprendre, puiser dans le savoir, comparer... Aulnay m'a suggéré les chemins de l'art roman, et les chemins tout court, tous les ailleurs merveilleux du patrimoine des hommes, toutes les chansons qu'il faudrait continuer de vivre.
La profusion d'Aulnay n'écrase pas. On pourrait dire ici mille parcours sans avoir la sensation de se répéter. En voici un, fragmentaire comme tous, fugace, petits jalons qui suivent le temps des imagiers.
Abside, portail sud, croisée, nef, portail ouest
Au matin, quand la lumière rase les tombes puis caresse en se levant les pierres du chevet, je suis devant la fenêtre de l'abside, je vois ces hommes cherchant dans les rinceaux leur voie peut-être, ou peut-être à s'affranchir des obstacles. Je vois leurs visages, si peu sculptés au fond, mais dont l'humanité tragique s'impose dès qu'on les croise. Presque rien pour modeler la pierre, et cette inquiétude au cœur de soi, la dimension qui vous soulève et vous porte, au risque de vous anéantir. Les images ici, pour peu qu'on s'en approche, qu'on les mesure à soi-même, vous retournent entièrement. Elles ne vous laissent aucun répit.
Puis c'est au portail sud, parmi des dizaines de figures, le centaure, à la voussure externe dans ce défilé des monstres du bestiaire. Hommes par le visage souvent, bêtes par le corps. Et quand on le regarde en s'approchant de biais pour mieux cerner justement le visage, c'est notre miroir à peine déformant, jusque dans la plastique puissante du corps, jusque dans le geste d'atteindre l'autre avec sa flèche. Alors on se dit que c'est un monstre, et l'on quête le visage. Et le visage montre cette même indécision qu'à l'abside, entre vide et plénitude. Et l'on sait bien alors que c'est nous-mêmes qu'incarne ce bestiaire. Et qu'au-delà de ce qu'il modèle, l'imagier quête comme une première émergence d'humanité dans la pierre. L'image fait voir notre béance.
On entre. À la croisée du transept, c'est le même imagier qui façonne le meurtre d'Abel par Caïn. Et ce visage du premier maudit de l'histoire est lisse comme les deux autres, minime dans ses traits, comme clos sur lui-même, dans quelque force intérieure qui nous échappe et nous effraie. Mais ici, l'assassin, qui efface son rival, nous regarde, nous qui passons dans l'église, de son regard aveugle, de sa bouche entr'ouverte, avec cette expression voilée de la violence primordiale, et cette question qu'elle engendre, au centre de nous-mêmes.
Suivons la nef vers l'ouest. À droite, un visage au bas d'un chapiteau, et son corps au-dessus de lui, déformé. C'est un autre imagier sans doute qui sait dans la symétrie des formes gonfler les corps, les tendre en une présence nouvelle des volumes. De cette posture invraisemblable, il fait une masse vivante. À la base, le visage est concentré, placide, sommaire presque. Il a perdu la profondeur angoissée des précédents. L'acrobate est pleinement dans l'affirmation de la prouesse de son corps.
Sortons. Devant la façade ouest, on voit bien qu'ici encore les images changent, deviennent des silhouettes entières de femmes ou d'hommes. Et l'imagier habille ces grandes images de drapés de pierre, il fait émerger les galbes des corps, il quête la fluidité des êtres, leur élégance. Et la douceur de leurs gestes. On affirme ici les corps, on cherche ce qui frémit en eux, qu'on arrive à mettre au monde. Comme une seconde naissance de soi, séparée de soi. On invente ici l'image, comme un vecteur censé mieux cerner l'humanité.
Deux citations
Une lecture métaphorique des voussures est particulièrement, mais de manière non exclusive, applicable au portail ouest à Aulnay, le plus riche et le plus subtil des monuments aquitains. La pensée des figures transforme ici vraiment l'unité des sculptures pas à pas, de séries d'histoires sacrées organnisées tactiquement, qui semblent disparates, vers quelque chose qui est de manière spectaculaire fortement allusif. Les voussures fournissent une vision précise et concrète de la réception triomphante du chrétien dans la cité céleste; la métaphore du salut devient, ainsi, remarquablement tangible.
Linda Seidel, Songs of Glory, the romanesque façades of Aquitaine, University of Chicago Press (1981), traduction R. Prin
Saint-Pierre d'Aulnay, précieux jusqu'à l'excès - semble-t-il - devrait suffire à convaincre tout esprit loyal de l'extraordinaire raffinement qu'a su atteindre le monde chrétien, en cet âge d'or du XIIe siècle.
Yvonne Labande-Mailfert, Beauté d'Aulnay, Atelier du Cœur Meurtry (1957)