C'est sur la hauteur, un peu à l'écart de la ville antique, mais non loin des arènes, un édifice maintes fois revêtu par les siècles...

" Sur le chemin de Saint-Jacques, les pèlerins doivent dévotement rendre visite au corps du Bienheureux Eutrope, évêque et martyr. [...]. Eutrope, le très glorieux martyr du Christ, l'affable évêque de Saintes, issu d'une noble famille de Perse, descendait de la race la plus excellente du monde entier : l'émir de Babylone, nommé Xersès, et la reine Guiva l'avaient engendré selon la chair. Nul n'a pu être d'un rang plus élevé, ni après sa conversion d'une humilité plus grande, par la foi et les œuvres. "

C'est le guide du pèlerin de Saint-Jacques qui rapporte ainsi au XII^e siècle, la légende d'Eutrope. On mesure la célébrité du personnage, et l'importance du lieu.

Histoire

Quelques décennies plus tôt, en 1081, le comte de Poitiers, Guy-Geoffroy, duc d'Aquitaine, fait don du sanctuaire de Saint-Eutrope à la puissante abbaye de Cluny. Celle-ci, qui cherche à mieux organiser le pèlerinage, va en faire une étape d'importance sur le chemin. Il faut pour cela un nouvel et grand édifice, qu'on érige à deux niveaux : une église basse pour les pèlerins, une église haute pour les moines, les deux prolongées vers l'Ouest par une seule et vaste nef. Le pape Urbain II consacre en 1096 une partie du nouveau bâtiment.

Les siècles passent sur les pierres, entre grandeur et malheurs. Guerre de Cent Ans et la ruine du prieuré, un grand clocher en flèche qu'on ajoute au XV^e siècle, les Guerres de Religion et le tombeau d'Eutrope qu'on met à l'abri... pour arriver au début du XIX^e où la nef, dans un état pitoyable, est détruite.

Église basse, église haute

Quand on visite aujourd'hui Saint-Eutrope, c'est ce poids de l'histoire qu'on ressent d'abord, cette sensation d'une merveille en fragments qu'il est impossible de réunir. Alors, dans ce lieu majeur, il faut comme souvent isoler, restreindre l'empan du regard, extraire les visions.

La première est celle de l'église basse. Peu d'endroits comme celui-là renvoient à cette densité du chant intérieur toujours en quête d'un dialogue avec le monde. Vous descendez dans l'ombre et, dans l'espace qui s'ouvre, il y a au centre cet ancien sarcophage marqué Eutropius, et le peu de lumière qui force le silence, et la voûte solide, et les puissants piliers, les décors denses des chapiteaux, et toutes leurs courbes puissantes que le corps explore. Vous êtes là, immobile, vous éprouvez comme jamais cette puissance inexplicable des pierres qui dit l'essentiel de l'humanité, votre solitude et cet espoir insensé à la fois, cette douceur intime dans la force, et la proximité de la mort.

Vous remontez dans l'église haute. C'est la seconde vision. Celles des grands chapiteaux de ce qui fut la croisée du transept. Une extraordinaire imbrication d'entrelacs végétaux et de scènes historiées. Vous reconnaissez la pesée des âmes, Daniel le prophète dans sa fosse aux lions. Ou bien vous ne savez rien de ces histoires peut-être, mais vous voyez au moins ces animaux emmêlés aux motifs, cet univers comme gonflé de désir, intensément vivant, qui multiplie comme à l'infini le dialogue avec l'œil.

En ce tournant du XII^e siècle, de l'église basse à l'église haute, jaillit à Saintes, en quelques années, une innovation majeure dans la sculpture romane dont l'influence sera considérable.

Une citation

Les chapiteaux de la croisée du transept et de l'absidiole du bras méridional témoignent d'un bouleversement des perspectives décoratives : avec eux les figures apparaissent en grand nombre dans la sculpture de Saint-Eutrope, elles en sont même l'ornement essentiel, et elles sont toutes d'excellente qualité plastique.

Jacques Lacoste, La sculpture romane en Saintonge, Christian Pirot éditeur (1998)