Dans la rencontre des pierres romanes, viennent parfois des moments de fulgurance auxquels on ne s'attend pas. C'est le propre de l'œuvre d'art de surprendre ainsi, d'émouvoir au sens premier, c'est-à-dire de porter ailleurs.
La façade, l'écran
L'abord est déroutant : l'étrange clocher du XVe siècle, un haut mur de façade de la même époque... ce sont les remaniements qui s'imposent en premier, ce qui a défait plutôt que refait.
Puis le corps se laisse aller, se laisse imbiber par le jeu des reliefs et de la lumière, le regard s'isole avec cette grande façade-écran dressée devant soi. Et cela, devant soi, fait irruption à l'intérieur de soi, vous traverse. Alors l'œil ne s'arrête plus, il voit l'ensemble mais il cherche les détails si nombreux qu'il devine. L'œil va et vient. Il voit ces trois grands arcs répétés sur deux niveaux. Il voit les colonnes qui les séparent, il voit l'ordre de tout cela, et le soleil accentue cette découpe si exacte dans l'espace, l'alliance des rondeurs douces et les lignes puissantes des colonnes, des corniches.
Il y a tant de formes, on cherche à les comprendre, à les parcourir toutes, mais l'œil s'égare, il est pris par ce fourmillement des sculptures qu'il découvre. Il voit là-haut les colonnes striées, cannelées, ornées. Il voit les entrelacs sur les arcs, les motifs qui se répètent, identiques et différents, rythmes sur les formes. Rythmes de soi-même, les motifs se prolongent, font l'œil mobile. Le corps s'approche, il veut voir de plus près, il veut sonder le mystère du signe qui s'enlace à lui-même. Et l'on pense alors à l'Orient, quand le motif ainsi couvre tout l'espace, épuise le regard aux murs des mausolées.
Lire les images
Ici pourtant, la géométrie si fine des motifs s'arrête, elle laisse place à l'image, elle l'entoure, lui fait écrin. Et l'œil, qui faisait une danse folle d'un motif à l'autre, s'arrête aussi. Et c'est là-haut dans la grande arcade, des corps de femmes, certaines se tiennent droites, heureuses dans la lumière, d'autres ont le visage lourd de douleur. L'œil s'arrête, il cherche le sens perdu de cette ancienne histoire, des jeunes femmes heureuses, d'autres qui pleurent. Il voit un homme, au milieu, qui les sépare...
Peut-on lire les images romanes, sans connaître les histoires qui font leurs sources ? Comme celle-ci, d'un très ancien récit, qui parle des vierges sages qui entrent dans la noce, et d'autres, qu'on dit folles, au visage douloureux, à qui l'époux ferme la porte.
Et l'on repense à l'Orient et à ces regards si différents des nôtres, sur les motifs et sur l'image. Qu'allons-nous perdre, si nous ne savons plus bientôt déchiffrer ces images qui nous ont modelés ? Sur la table rase, qu'avons-nous d'autre à mettre comme nourriture ?
Une citation
Les ornemanistes à qui a été confiée la décoration des églises romanes de Saintonge ont fait la preuve qu'ils disposaient d'une grammaire décorative d'une invraisemblable richesse.[...] Prenons comme exemple la torsade directement transposée de la technique de la corde à la sculpture décorative.[...] On la retrouvera tout aussi bien sur des façades très évoluées comme celle de Corme-Royal, associée à des motifs qui appartiennent à la plus totale efflorescence du décor roman.
René Crozet, L'art roman en Saintonge, Éditions A. et J. Picard (1971)