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Liberté, mais aussi contrainte, car l'espace disponible sur le modillon est réduit, et il est parfois loin du sol, loin des regards. Les modillons sont donc proches dans leur forme, mais très inventifs dans leurs sujets, et leur manière même de traiter tel ou tel thème.
Prenons les visages, fréquents. Les parcourir fait un cortège étrange. Car on ne sait rien de ces hommes ou de ces femmes qu'on figure là. À Blasimon, la couronne de ce visage effilé dit un personnage important, seigneur peut-être du voisinage. Mais rien de plus, si ce n'est la prestance, la gravité intérieure. Une sorte de respect que ce visage inspire, au-delà de l'indécidable de l'image.
À Aulnay, le visage de femme est presque caché au bout de la corniche. Autre beauté, qui s'impose tout autant, mais quelle origine ? Fille du vicomte, ou femme de mauvaise vie ? C'est peut-être ce qui rend ces visages si intenses, on ne sait rien d'eux. Visages représentés ou inventés ? Anonymes presque toujours. La danse qu'il nous propose est à prendre comme une abstraction pure, une plastique à explorer pour elle-même. On ne sait même pas pourquoi ils sont là, pourquoi on les a figurés ici sur la façade, là au chevet.
Mais cette musique seule des formes traduit et l'époque romane, et l'entière humanité. L'inquiétude des hommes comme à Foussais, ou leur sérénité tranquille comme à Rétaud. On décèle parfois des signes, sans qu'on puisse toujours les interpréter : à Colombiers, deux visages accolés, dont l'un semble bien celui d'un soldat enveloppé dans une cotte de maille. Mais l'autre, à ses côtés, est surmonté d'une croix. Il semble plus féminin, et porte les mêmes ondulations dans la pierre, mais sur le front seul.
Faut-il imaginer, derrière ces visages ? Ou bien plutôt se laisser emporter par ces simples traces, visages qui émergent à peine, et dont on sait qu'on ne saura rien ? Et malgré tout, de ces visages disparates, on sent bien que se lève un style, une manière de l'image. Que ce soit dans l'humour comme à Trizay, ou dans une sorte de probité visuelle comme à Sant'Antimo, on reste dans le même univers au fond, qui sera bientôt effacé par la statuaire gothique. Et l'on pressent la propre interrogation des hommes sur ces visages qu'ils créent, comme des témoignages peut-être désespérés de figer ce temps qui les dépasse et les effraie.
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