Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Voussure du portail
Foussais
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

C’est dans une petite ville de l’Ouest, une grande salle bien éclairée, avec des tables tout autour et des piles de livres sur les tables.

La libraire, dynamique et souriante, organise ce salon, avec l’aide des édiles locaux : trente-quatre autrices et auteurs, chacune et chacun assis à sa table, derrière ses livres. Certains ont apporté de grands panneaux promotionnels qu’ils ont tendus derrière eux. Il va y avoir des animations dans la journée, quelques rencontres dans une salle à part avec quelques auteurs, et aussi une tombola dont je n’ai pas bien saisi les tenants et les aboutissants – on tire des numéros pour les enfants mais les enfants ne sont pas là, on remet tout en jeu. À l’entrée, dans le hall, un buffet dit oriental, avec des pâtisseries d’Orient donc, qui sert un thé parfumé merveilleusement préparé.

Au début, il n’y a presque personne, alors les auteurs déambulent, cherchant le fil conducteur, cherchant à repérer ce qu’ils connaissent, ce qu’ils découvrent. De l’autre côté de la pièce, une jeune femme coiffée d’un tricorne et d’une veste à l’aspect militaire tient des propos volubiles sur la manière d’écrire et de se faire éditer. À ma gauche, ma voisine a déployé sur sa table des dizaines de titres en piles resserrées qui encombrent tout l’espace, elle en retire finalement certains. Est-ce que la profusion va séduire le lecteur potentiel ? À droite, elle ne propose, comme moi, qu’un seul livre, mais cartonné et avec photos, ça traite de New-York et de l’Apocalypse, comme je le découvrirai par bribes tout au long du jour, tant ses explications occupent l’espace sonore. Plus loin, un stand qui propose des livres graphiques – l’histoire aidée de la BD, qui va faire sans doute les meilleures ventes, “ c’est très tendance ”, me dit-on. Parmi tous ces auteurs, deux dont j’ai déjà lu des critiques dans quelque média d’envergure, les autres, comme moi, sont des anonymes besogneux de la littérature. De la littérature ? Pas vraiment. Peu d’œuvres littéraires, mais des livres à thèmes divers, fantastique, science-fiction, policier bien sûr, histoire mise en fiction…

Vers onze heures, le courant des visiteurs s’est affermi, mais la densité reste légère, on peut les observer tout à loisir. Ils restent là longtemps pour beaucoup, faisant deux ou trois fois le tour, un peu gênés de regarder le livre. “ Je peux ? ” - “ Mais ils sont là pour ça... ” Après le titre, chacun lit la quatrième de couverture, certains ouvrent l’ouvrage, lisent quelques lignes, changent de page, le referment et le reposent sur la pile. Avec un sourire gêné : “ Je fais le tour, mais je vais revenir ”… Certains auteurs de mes voisins agrippent celle ou celui qui s’arrête, tiennent un discours sur leur propre talent, sur l’exceptionnel qu’ils présentent, là, sur la table, l’œuvre à lire absolument… Mais ça reste peu efficace, le passant écoute, poli, un moment, puis se détourne, passe au stand d’à côté et le jeu recommence… Parfois, c’est le passant qui prend la conversation en mains, qui connaît le sujet comme l’auteur, qui a parcouru le pays concerné depuis longtemps – “ j’étais à New York justement... ” La population qui passe est assez âgée, quelques jeunes filles, rares, par groupes de deux ou trois.

Le plus souvent, ceux qui ouvrent le livre et montrent par leurs gestes leur intérêt, ont besoin d’arguments pour se désengager, ne pas l’acheter. En quelque sorte, on joue comme au théâtre. “ Ah Oui, j’ai bien connu tous ces mouvements, j’étais aux premières loges, c’était il y a cinquante ans... ” Lui est bien mis, il se raconte son passé, elle est souriante, emplie de bagues, elle l’entraîne ailleurs… Et le jeu recommence souvent, autrement décliné. Comme si, de se baigner dans les mots nouveaux, ne ravivait que de vieux souvenirs où ces mots avaient de l’importance pour vivre, qu’ils n’ont plus. Parfois, quand même, ce qu’on croit être une vraie rencontre : elle a lu quelques extraits, elle me regarde profondément, “ C’est très beau ”, dit-elle. Elle a le livre dans ses mains, je sais qu’elle va le lire, on se regarde dans un sourire à peine esquissé, je fais la dédicace, “ Pour Claire... ” “ C’est un joli prénom ”, dis-je. Elle prend le livre, il n’y a rien d’autre pour peupler l’instant que cette promesse que les mots vont l’abreuver quelque temps. Et qu’écrire, ce n’est pas toujours vain.

L’après-midi, c’est l’affluence, parfois plusieurs questions différentes en même temps, et chacun qui veut l’auteur à soi seul, et s’imaginer qu’ainsi il captera une part du mystère qu’il assigne aux mots couchés sur le papier. Il reste dans ce monde tout aplati, tant asséché, des zones obscures auxquelles certains, on le pense, ont accès. Des auteurs s’engouffrent dans cette brèche, cultivent la stature d’un personnage sacré. D’autres, au contraire, n’affichent qu’une modestie ordinaire, tant l’écriture pour eux n’est qu’un geste au cœur des vies, essentiel mais dans le fil des jours.

Le soir arrive, la salle retrouve sa transparence du matin, avec des livres en moins sur les étals, mais qui restent trop nombreux aux yeux de beaucoup. Chacun range les exemplaires dans les cartons. Est-ce que la journée a essaimé un peu de culture dans l’esprit de ces gens qui sont venus – quelques centaines ? Goût amer d’un temps si précaire.

Écriture le 20/02/24

Les livres,
un peu partout posés dans la maison,

on dialogue avec leur mémoire
on se rappelle leurs temps de vie en nous,
ce qu’ils nous ont appris du monde.

Les livres se sont accumulés, on a tenté
de les ranger, de leur assigner une place
en soi et dans l’espace,
entre la blessure et le devenir,
entre le sourire du bonheur
et l’ignorance qui monte des douleurs.

Sait-on quelle nourriture ils nous ont offerte,
en quoi leurs histoires, leurs images, leurs pensées
ont labouré notre être, l’ont rendu peut-être
plus fertile, plus ouvert à ce qui vient d’ailleurs,
à toutes les guirlandes des mondes jamais épuisées
qui murmurent à l’oreille tous nos possibles.

Mais ils restent tellement évanescents,
on voudrait les toucher du doigt,
les ramener à la vie même,
les fragrances des livres s’évaporent
elles se détachent du réel du monde,
elles ne font dans le souvenir
qu’un menu signe.

Les livres tissent dans l’ombre des maisons
une chaleur, comme un peu de la tendresse
essentielle au devenir des vies,
comme un peu de la profondeur
gagnée sur le futile des jours,
comme un peu de l’ancrage
dans la terre humaine dont on vient
et qu’on ira rejoindre,
au bout de la route amoureuse.

Écriture 16/02/24

On touche des mots parfois,
dans l’incertitude tremblée de la main
qui les couche sur la page,

le plus grand scintillement, le plus grand dénuement,
à la fois l’essentiel de ce qu’on rêve et son impuissance.

L’écriture s’accroche aux bribes de ce qui reste,
à l’espérance de ce qui vient,
elle tremble de toutes les douleurs
de ce qui n’est pas su,
ni vécu,
mais entre les mots l’épaisseur d’un pays
qu’on aurait souhaité parcourir
juste peut-être le temps d’un rêve.

On glane des images, on croit naïvement
que ce qu’on traverse en elles
prend pouvoir sur le monde,
ou du moins l’empan de la terre qu’on partage,
tant les images parfois vous transfigurent
tant elles ouvrent, comme les mots
des trouées d’air et de bonheur mêlés,
parfois,
dans l’éclairage éperdu du temps.

Écriture 19/01/24

C’est un homme qui revit les pans de sa vie, des premiers émois amoureux au collège quand il découvre le théâtre, à l’employé de banque qu’il est devenu, sans le vouloir vraiment, et dont les gestes tout le jour longent l’absurdité.

C’est un homme qui révèle l’absurdité du monde, mais avec tant de tendresse qu’on rêverait de lui pardonner, à ce monde au bord de la catastrophe.
C’est au théâtre1. Et l’on sait bien qu’on y raconte des histoires, qu’on y tisse des images, que tout cela devient sur la scène sans doute plus vrai que le réel, plus aigu que dans le fil du temps des vies. Jérôme Berthelot, qui a écrit le spectacle qu’il joue devant nous, fut-il dans sa prime jeunesse ce personnage du Bourgeois Gentilhomme, qui tombe en fascination amoureuse de cette frêle jeune fille qui joue Dorimène, la marquise, et qui le regarde faire le valet Covielle depuis les coulisses, au lieu de s’en aller, comme les autres élèves acteurs, manger des Pépito dehors ? Fut-il, plus tard, ce personnage qui tente de vendre des crêpes bretonnes, sur la plage de Malo-les-bains, dans ce pays des frites près de la frontière belge, et qui fait exploser l’œuf posé par mégarde dans son four à micro-ondes ? Fut-il enfin – mais l’on pourrait citer bien d’autres scènes – celui recruté presque par mégarde aussi, par une grande banque comme agent d’accueil, témoin privilégié de la financiarisation du monde, de l’assèchement des relations entre collègues, voire du mépris du public qu’on accueille ?
Jérôme est seul sur scène, mais tous les personnages qu’il incarne deviennent tellement vivants, il les aime tous tellement, y compris l’horrible directeur de la banque, que cette vie récréée devant nous, plus vraie que la vraie, nous l’acceptons avec bonheur. Magie du talent et de l’humour, où la lucidité coupante d’un parcours de vie au sein des inventions des hommes, laisse place à une sorte de transfiguration, où pointe une humanité fragile et tendre, frémissante et presque heureuse malgré tout, et où les sourires tentent de neutraliser la détresse.

“ Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes ” écrivait naguère le grand poète Nazim Hikmet. On pourrait dire aussi plus lumineux, plus affinés. La vie va dans la longueur des jours, ce qu’on écrit et ce qu’on joue sur la scène combine des multiplicités d’instants plus denses et brillants que les autres, formant comme un noyau compact, fulgurant, qui révèle ce qu’il y a derrière les mots et les paroles. Le théâtre ainsi, comme le poème, cristallise, rend perceptibles, touchables, non seulement les émotions qui nous étreignent, mais tout le vivant montré comme épuré. Jérôme se met en scène, peu importe ce qu’il fut vraiment au travers des longues arcanes de la vie. Vraiment ? Rien n’est plus vivant, et donc empreint de réalité, que cette quête de moments plus absolus. Révéler, dévoiler, ce dont nous avons tant besoin aujourd’hui.

1 À propos du spectacle “ La pureté vénéneuse d’une cigarette menthol ”, de et par Jérôme Berthelot, vu pour la troisième fois le 30 mars 2024 à Saint-Jean d’Angély. Voir le site https://www.jeromeberthelot.fr/.

Écriture le 31/03/24