Dans les anciens cimetières arméniens, les pierres tombales semblent au voyageur d'étranges objets, jalons d'une imprécise mémoire, dans le ballet des vies.
Objets
Les cimetières en Arménie sont parfois de grands prés d'herbe où les khatchkars se dressent comme des silhouettes humaines, et l'on pourrait croire à des statues qui feraient communauté dans l'étendue. Ici et là cependant, d'autres signes de pierre parsèment l'espace. Les pierres tombales sont couchées comme des corps d'enfants, elles sont petites comme eux, modestes, effacées face aux grandes pierres-croix debout.
D'un village à l'autre, certaines sont cachées, les orties les dépassent, les mousses les recouvrent, on avance à grand peine vers elles, il faut les dévoiler dans leur espace et dans nos têtes. Sont-ce les années ou les siècles qui en font des objets anonymes presque, tellement mêlés à la terre qu'on les confondrait parfois avec les roches ?
Reportage de l'absence
Pour le voyageur qui passe, qui ne sait vraiment ni les codes de l'histoire ni ceux de l'archéologue, les pierres tombales témoignent merveilleusement d'une absence. Absence des êtres pour lesquels elles font mémoire, mais plus encore absence d'un monde qu'elles mettent pourtant en évidence.
Presque toutes ces pierres montrent des scènes d'un monde disparu des villages, personnages rugueusement gravés, traits naïfs, minimes, mais qui révèlent l'essence de l'être ou le rapport intime aux outils, aux animaux. Nous passons dans une histoire en bribes, celle du quotidien de ces gens qu'on devine, qu'on approche, mais comme en filigrane et sans jamais que ces images de pierre ne reconstruisent vraiment une cohérence. Plus va le parcours, et plus se creuse l'absence, plus elle prend consistance. Ainsi, de tombe en tombe, de trace en trace de vie, un monde est là, mais à jamais illisible, mots radieux sous la lumière mais sans phrases. Et cela fait comprendre mieux la mort, à jamais cette présence puissante, luisante, mais toujours désertée.
1er récit des tombes
C'est parmi les centaines de khatchkars, au flanc d'une immense terrasse, vers le sud l'air est d'une singulière transparence, au-delà des rives du lac. On a déjà marché longtemps dans cet espace, le regard attiré par les hautes croix. Puis on découvre ces autres pierres allongées, plus modestes, on dirait les traces joyeuses d'une vie, parmi les fleurs.
Qui étiez-vous, un homme sage, vous qui croisez les bras sur la poitrine ? Comme souvent les visages de ces pierres, il n'y a de vos traits qu'un contour minime qui penche un peu, qui dit le calme de votre regard sur le monde.
Vous êtes seul sur cette tombe, mais à côté, on a figuré deux croix qui se tiennent les mains et entre elles, au-dessous, un enfant-croix. Votre vêtement est juste marqué de plis, de striures sur la pierre, à peine une texture sobre. Les croix, elles, ce sont des liens qui, s'assemblant, se construisent et prennent leur forme d'objets croix. La croix n'existe que dans ce qui lie.
2ème récit des tombes
On a refait l'église à Vardénik, mais les anciennes tombes sont restées, l'herbe de l'été pousse autour d'elles, le soleil d'après-midi magnifie les images, on regarde le gris des pierres. On voit ces figures, sans savoir trop ce qu'elles signifient, on s'en approche.
Il y a l'homme qui pousse son outil de labour. Et l'autre personnage, est-ce une femme qui tient le licol du cheval ? A droite en bas, le couvert est mis pour un repas ou pour l'éternité. On a creusé la pierre à traits simples, et les longues années ont gommé le relief encore. Il reste cela, la terre qu'on travaille et qui nourrit, l'environnement d'une vie dans ce cadre de pierre.
On se lève, on regarde le chemin de terre du village, des enfants sont venus qui font des signes au bout de l'allée.
3ème récit des tombes
Au pied de l'immense falaise d'Areni, un petit plateau à la terre sèche, l'église et derrière, ces petites tombes, et à peine plus loin l'esplanade qui s'abolit dans la profonde gorge de la rivière Arpa. On lève le front, et tout le corps s'emplit, boit l'air et les perspectives longues de ce sud de l'Arménie. On marche sur ce terre-plein, l'herbe séchée fait un bruit de cortège, le paysage est plus vaste que ce qu'on a jamais imaginé.
On marche encore, on revient vers ces pierres que le lichen recouvre. Les pierres des tombes sont dispersées sous le soleil, elles font comme une danse, et sous les mousses, on entre dans les scènes comme dans une maison, chez vous, peut-être, qu'on voit ici, votre cheval et vos portraits peut-être, vous qui jouez de la musique et ces objets qui font mystère encore.
Voilà, vous nous avez conviés au-delà de l'absence, on a trouvé des traces de vos vies, de votre histoire, de cette terre, on voudrait s'allonger, dormir un peu près de votre mémoire, on voudrait que l'image foisonne encore.
Au pied de l'immense falaise d'Areni, un petit plateau à la terre sèche, l'église et derrière, ces petites tombes, et à peine plus loin l'esplanade qui s'abolit dans la profonde gorge de la rivière Arpa. On lève le front, et tout le corps s'emplit, boit l'air et les perspectives longues de ce sud de l'Arménie. On marche sur ce terre-plein, l'herbe séchée fait un bruit de cortège, le paysage est plus vaste que ce qu'on a jamais imaginé.
On marche encore, on revient vers ces pierres que le lichen recouvre. Les pierres des tombes sont dispersées sous le soleil, elles font comme une danse, et sous les mousses, on entre dans les scènes comme dans une maison, chez vous, peut-être, qu'on voit ici, votre cheval et vos portraits peut-être, vous qui jouez de la musique et ces objets qui font mystère encore.
Voilà, vous nous avez conviés au-delà de l'absence, on a trouvé des traces de vos vies, de votre histoire, de cette terre, on voudrait s'allonger, dormir un peu près de votre mémoire, on voudrait que l'image foisonne encore.
4ème récit des tombes
Le temps vous a séparé tous deux, d'un côté le chasseur à son arc et son gibier, et de l'autre est-ce votre enfant qui garde le cheval ? Toutes ces vies qu'on croise sans savoir si ce sont elles qu'on figure vraiment...
On vous regarde, on n'ose pas trop insister du regard, votre pierre est brisée, on se demande quel est ce témoignage des pierres, pourquoi vos images nous attirent, on aimerait tant recomposer vraiment votre village, vos jours. C'est comme un deuil encore qu'il faut faire, vous n'en finirez jamais de mourir.
5ème récit des tombes
Souvent sur vos tombes on voit un cheval, il porte ici une hache, souvent aussi on croit deviner des objets, pour la cuisine, pour le travail du sol, pour la famille... Qu'y a-t-il d'écrit sur ce panneau, Madame, que vous montrez ? Est-ce votre mari, à votre droite, qui revient des champs peut-être ? Etes-vous enterrés là tous trois, sous cette pierre bien posée ?
Celui qui a sculpté votre scène a tressé près de vous des motifs qui vous isolent et vous relient. Puis au-dessus, une phrase gravée. On n'apprend rien sur ces pierres, on fait l'inventaire des absences, dans le bonheur des images. Ces tombes, comme un merveilleux miroir défait.