Que dit la langue à celui qui n'en sait même pas les lettres, que dit au voyageur le bruissement des phrases ?
Ici, ailleurs
Eprouver la douleur de la langue inconnue, aller vers cet autre pays dans le rythme du monde, le voyage ce n'est toujours que parenthèse courte, vous arrivez, vous avez appris quelques mots, quelques heures à comprendre, quelques apprentissages. Vous êtes venus pour ce pays à la charnière de l'Orient et de l'Occident, pour le temps des vacances, pour rompre aussi le quotidien des jours.
Vous savez cette coupure irrémédiable, vous serez ici et ailleurs à la fois. Ici, par l'absolu de la lumière, les paysages, tout ce qu'on voit des villes et des villages, les femmes et les hommes, ce patrimoine admirable, multiple. Ailleurs, par ces lettres qui ne seront pour vous que des images, des courbes d'élégance aux murs des églises, par les paroles qui vous feront seulement musique, par ces regards inquiets de votre absence de réponse.
Ailleurs, mais ici plus profondément dans la distance. Peut-être le non savoir d'une langue rend aussi le regard plus aigu. Vous découpez ce pays qui s'offre, à l'abri presque, sans interférence, comme dans un rêve pur où vous construisez le langage de votre voyage, à partir des images seules, de l'analogique des regards et des bruits.
Créer une langue, et l'origine...
"Voyant le royaume d'Arménie arrivé à sa fin, Mesrop trouva en ces troubles matière à exercer sa patience. [..] quand il enseignait, le bienheureux éprouvait de grandes difficultés, car il était lui-même à la fois lecteur et traducteur. [..] C'est pourquoi il réfléchit au moyen d'inventer des signes d'écriture..." Moïse de Khorène, le premier historien de l'Arménie, écrit ces phrases moins d'un siècle après que, vers 405, Mesrop Machtots eut créé l'alphabet arménien.
C'est pour développer la foi et le christianisme naissant que le moine Machtots crée l'alphabet, mais avec l'appui du roi Vram-Chapouh. De fait, l'Arménie va naître aussi comme culture à partir de ce moment, où des traducteurs en nombre vont donner à lire aux Arméniens la Bible, les Evangiles et beaucoup de textes sacrés. Combien de peuples ont ainsi décidé de se construire une langue, dans une démarche qu'on dirait aujourd'hui scientifique ?
1er récit des lettres
C'est un mur au soleil soigneusement construit, les pierres jointives ont laissé le temps les déplacer un peu et l'on voit maintenant l'ombre au bord des grandes pierres.
Sans doute celui qui a écrit sur ces pierres de son ciseau lent, a-t-il travaillé sur un plan bien uni, traçant même des lignes horizontales comme sur un cahier. Depuis, les pierres sont revenues à leur vie de pierres. Comme les croix innombrables gravées aux murs des églises, les inscriptions occupent souvent des pans entiers de façades. Y avait-il ici ou là précisément un propos à tenir, un enseignement à faire valoir ? Ou bien fallait-il porter la langue à la lumière, comme une figure qu'on donne à voir, comme pour l'éprouver dans l'espace ?
Bien des fois sur cette terre d'Arménie, nous serons frappés par ces surfaces écrites, par ces caractères qui sont pour nous comme des motifs à l'élégance gracile que la pierre depuis des siècles marque à peine.
2ème récit des lettres
A Makaravank, les bâtiments du monastère émergent à peine des arbres dans la montagne. La façade du jamatoun dans l'ombre semble immense. De l'espace d'herbe en avant nous approchons, pierres grises et roses, vers cette porte centrale qui semble simple, arc en plein cintre et colonnettes légères.
Puis voici les motifs au long de l'arc, le tressage et l'assemblage des volutes de pierre, régularité de la maille, ce qui fait bordure, limite entre la transparence de l'air et le dur de la pierre, au-dessous. Quelques pas encore, et le flou des signes au tympan s'atténue, la surface plane est écrite, caractères côte à côte sans une respiration, la langue emplit l'espace, gonfle la matière d'un désir. Ici non plus, nous ne saurons pas ce qui fait sens, de cette parole qui épouse à ce point la forme qui la porte. Nous restons là longtemps, l'oeil va de la géométrie répétée à ces lettres aussi qui s'accumulent. On s'imbibe de cette langue, courbe après courbe, comme un solfège inépuisé dont on voudrait percer simplement le secret.
3ème récit des lettres
Il n'y a plus que la langue ici qui fait décor. Dans ce lieu où les sculptures couvrent les autres bâtiments, les bâtisseurs au XIIIe siècle ont voulu cette seule entrée dans la langue au fronton de cette modeste chapelle funéraire.
Les caractères sont amples, ils peuplent l'arc, l'intrados et le tympan, leur relief est doux. On les découvre dans la lumière du matin, pâle encore, la pierre est blonde et rouge comme les falaises alentour, l'oeil se repose, il prend d'un seul tenant ce champ de lettres courbées sous le vent des années...
Nous ne savons rien des lettres, même les nôtres, celles qui font les mots du quotidien, que l'on écrit pour le sens et le partage. Nous ne prenons plus garde aux lettres, à ce dessin qui les fonde, courbe ouverte sur l'espace, symétries, et ce mouvement qui fait de l'une à l'autre le porteur de la parole. Ici le moindre accent, le signe qui fait liaison nous questionnent, nous cherchons dans l'incompréhension ce qui donne cohérence à l'espace, le rythme, nous voudrions l'impossible dialogue.