Que l'Arménie ait produit autant de manuscrits montre, notamment, son vouloir de magnifier la langue. Que ces manuscrits aient été conservés en si grand nombre révèle l'attachement extrême des Arméniens à ce rapport si fragile de l'écrit et de l'image. Petit voyage dans les enluminures arméniennes.
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L'enluminure, c'est la mise en lumière. Que cherchait les anciens moines, qui depuis presque les débuts de la langue arménienne, travaillèrent à mêler l'image et les textes, traçant la lettre ou les traits du dessin ? Quelle lumière dans l'image, que le texte seul ne révèle pas ou qu'il occulte peut-être ? Sans doute est-ce le même élan qui poussait les moines irlandais qui donnèrent à l'humanité le Livre de Durrow et celui de Kells, et ceux, arméniens, de Noravank qui oeuvraient sur l'Evangile d'Edjmiadzin. Peut-être, ce que l'homme pressentait derrière la parole, cette puissance à peine évoquée par les mots, il lui fallait l'éprouver entièrement dans l'indicible de l'image, s'immerger corps et âme dans l'incertitude fascinante.
Voir en Arménie des manuscrits enluminés, c'est aller d'abord au Matenadaran, qui garde précieusement une bonne part de la production retrouvée des manuscrits arméniens. En haut de l'avenue Mesrop Machtots, le créateur de la langue, cet institut de recherche est au flanc de la colline. On n'y découvre finalement qu'une centaine d'exemples dans l'espace réservé au public, mais de ce lieu jaillit un tel rayonnement de mémoire que l'observation de ces pages rares où se tressent l'image et le texte est un pur enchantement.
Si vous parcourez l'Arménie, vous trouverez d'autres lieux où l'image peinte des fresques est présente aux murs des églises, et même parfois, comme au musée de Gladzor, des reproductions de miniatures placées là en hommage au scriptorium de cette célèbre université du XIIIe siècle. Mais c'est au Matenadaran d'Erevan qu'on voit réellement la lumière qu'ont cherchée les moines au long du temps, qu'on l'éprouve, qu'on la décline, que le regard se penche d'une feuille à l'autre, lentement, discerne la précarité des couleurs sur le parchemin et leur durée pourtant. A la fin d'un voyage, c'est comme ramassé dans le temps court d'une visite, une synthèse fulgurante du patrimoine, de cette quête entre la forme d'un espace, l'architecture du texte et de la page, et ce qui rend tangible l'imaginaire.
Temps, territoires
L'amateur n'est éclairé, on le sait, que par sa passion. Et parcourir le temps et les territoires des manuscrits arméniens relèvent plus de la science et de l'expertise auxquelles il faut se référer. Tous les experts l'écrivent, dès la création de l'alphabet arménien par Mesrop Machtots, on traduisit beaucoup de livres religieux et sans doute très tôt on les orna d'enluminures, sous l'influence des manuscrits syriens attestés dès le VIe siècle. Si dans l'Europe occidentale, les enluminures cessent pratiquement d'être produites avec l'invention de l'imprimerie, en Arménie, l'art de la miniature ne disparaît qu'au début du XIXe siècle.
Outre le temps long, c'est le déploiement dans l'espace qui frappe aussi, montrant combien cet art incarne l'identité et la culture même de l'Arménie. Le scriptorium, dans le monastère ou l'université, se retrouve évidemment dans l'Arménie actuelle : Gladzor, Noravank, Tatev, Geghard, Haghbat, Sanahin, Koranachat... Mais aussi dans le bassin du lac de Van : Narek, Lim, Varagvank..., en Cilicie : Hromkla, Sis... Mais les manuscrits arméniens sont présents bien au-delà : dans la péninsule italienne au XIIIe siècle, en Crimée au XIVe, mais aussi un peu plus tard dans la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie, la Pologne et l'Ukraine. Les Arméniens, dans leurs exils multiples, ont continué cet art qui, comme l'architecture, affirmait leur être au monde. Plus que les églises encore, les images des manuscrits ont été des repères mobiles, nomades, de l'âme arménienne.
1er récit des images
"Grégoire de Tatev entouré par ses élèves", fin XIVe ou début XVe siècle, Matenadaran (Ms 1203) • 2 détails |
C'est au Matenadaran, dans cette salle à l'étage il y a des vitrines où l'on s'appuie de longues minutes et l'oeil scrute les pages des vieux livres, le corps cherche un à un les fils de l'image, comme on le ferait du temps, le corps cherche à rassembler, à suivre trait à trait ce qui peut advenir au-delà des figures dans l'image, ce qui réellement fait signe derrière les couleurs.
Grégoire de Tatev est un artiste, un philosophe, un intellectuel reconnu dirait-on aujourd'hui. Il est au centre de l'image, grande silhouette qui nous regarde frontalement, qui découpe l'espace en deux. Il est en avant dans l'espace, mais son ample manteau de grand personnage, tout comme son visage, est fait de douceurs courbées.
Tout autour de lui, et comme protégés par cette ampleur, ses élèves, assis, serrés les uns contre les autres et dont on ne voit bientôt que les visages. Certains regardent le maître, d'autres un livre, d'autres ont l'air de converser entre eux. Dans le détail, tout ce groupe bruit de frémissements, d'expressions, de rumeurs. Dans l'espace global de l'image au contraire, tout est douceur et paix, l'immense et sereine silhouette de Grégoire et son visage tout au centre impose le silence et comme une sagesse au-delà du monde. Plus loin en arrière, et de chaque côté de son visage, les bâtiments du monastère peut-être, symétriques eux aussi, une tour bleutée au toit rouge. Et au-dessus de l'image, trois médaillons dont la Vierge à l'enfant au centre, qui protège Grégoire et lui infuse sa connaissance à son tour.
Le monde, ainsi, est ordonné, comme l'image. Des hauteurs célestes passe la parole vers le saint homme qui polarise le regard et qui apaise autour de lui les angoisses et les interrogations de ceux qui naissent au savoir.
2ème récit des images
Il y a une grande marge sur la page, puis un grand cadre décoré comme si l'enlumineur avait voulu préparer le regard à la scène et à la fois la séparer du monde.
Comme sur d'autres manuscrits arméniens, ce sont les visages qui sautent au regard, aussi minimes dans les traits et autant expressifs. Le Christ est sur son âne entouré des apôtres, leurs yeux quêtent les yeux de ceux qui les attendent, des rameaux à la main. Acuité de la rencontre des visages, entre l'inquiétude et l'acquiescement.
On connaît l'histoire, le peuple de Jérusalem acclame celui qu'il prend pour un roi. Mais celui qui arrive sur un âne dérisoire, sait tout cela fallacieux, et en quoi il s'en va vers la douleur et la mort. L'image dit la mise en scène, dans les traits de l'animal et la multiplicité des silhouettes. Mais il y a, dans l'espace posé des êtres, cette tension des visages qui se découvrent, comme s'il fallait entrer, faits et gestes, dans une scène, accepter ce désir des autres qui vous portent aux nues, que vous savez fugace, volatile, et qui bientôt, désir contre désir, vous feront victime.
3ème récit des images
Deux pages côte à côte, sous la vitrine. A gauche, le maître tient un écriteau, qu'il montre à son jeune élève. A son autre main, une baguette. L'élève est en face, debout, attentif. Les regards ne se croisent pas. Le maître, assis, semble placide, presque bienveillant, l'élève déférent, les bras croisés sur la poitrine. L'image est neutre, l'atmosphère détachée.
Page de droite, est-ce le même homme assis avec un livre que celui qui enseignait à l'enfant ? Ici, deux personnages, dont un plus âgé à droite. Même trait, mêmes figures, mêmes drapés des vêtements, même distance apparente, mais pourtant tout s'inverse. Connivence des regards, appel des corps l'un vers l'autre, bras qui se tendent, et quand tout à l'heure on brandissait l'écriture comme un étendard, une règle, on la protège ici entre ses mains, dans le repli d'un livre.
Quel apprentissage d'une génération à l'autre ?
"L'enseignement dans une école primaire médiévale", enlumineur Grigor Khlatetsi, Matenadran (Ms 1417) • 2 détails |