Les khatchkars marquent le territoire arménien. Repères aux cimetières, dans l'enclos des monastères ou le voisinage des églises, ils en façonnent l'identité, comme une ponctuation simple, entêtante, et dont la multiplicité, entre le même et le différent, fascine. Objets inépuisables, à la manière des visages.
Croix / Pierres
Croix Pierre est la traduction littérale du mot arménien. Mais le khatchkar n'est pas une croix de pierre, une pierre en forme de croix. Le khatchkar a plutôt forme d'une stèle rectangulaire, l'épaisseur du bloc de pierre peut atteindre quelques dizaines de centimètres. Le profil est parfois courbe, et la hauteur de ces stèles fait que de loin, on peut les prendre pour des silhouettes humaines, comme, dit-on, Tamerlan qui prit pour une armée de guerriers les centaines de khatchkars du cimetière de Noradouz, près du lac Sevan.
Croix Pierre, l'objet et sa matière, pas vraiment côte à côte, mais emmêlés, intimement. La croix naissante de la pierre, mais qui ne s'en sépare pas. Dialogue de l'oeuvre d'homme qui fait signe et de cette pierre matière qui ourle ou fonde toutes les terres d'Arménie. Une oeuvre intense, mais dont le chant ne s'extrait pas complètement de cette découpe brute que fait la stèle.
Et cela ne fait ni écriture sur la pierre vraiment, ni sculpture. Ni trace, ni volume, mais une présence de matière, que la main de l'homme et sa culture auraient irriguée, jardinée, et où serait née une improbable profusion.
Cimetières
Les khatchkars sont des pierres debout, parfois alignées à l'orée d'une église ou d'un monastère, parfois seules dans l'église même et parfois dans un cimetière à côté de la tombe ou en faisant office.
Noradouz est par son ampleur, le plus célèbre de ces cimetières de khatchkars, mais bien d'autres parsèment le territoire, lieux du souvenir où la trace de vie foisonnante court l'espace, croix mêlée de la profusion d'un réseau qui se perpétue, d'une stèle à l'autre, et au-delà dans tout l'espace et le temps. C'est autant le croisement des traits, des courbes nées de la pierre que donne à voir le khatchkar, plutôt que le symbole de la croix elle-même.
Dans certains cimetières comme à Eghvard, les khatchkars côtoient des tombes plus récentes, et l'on voit ce lent passage des signes de la sculpture à l'image des défunts, l'entrée dans le monde du miroir humain, où les traces et les interactions figurées ne suffisent plus, où il ne s'agit plus de signifier, mais de faire semblance...
1er récit des pierres
Khatchkar et un détail, à l'ombre des arbres • Bjni, église de la Mère de Dieu |
Entrer sous la fraîcheur des arbres, l'été, quand vous venez de loin, l'oeil s'accorde à l'ombre, on découvre ces pierres et cela prend le corps. On a vu des images dans les livres, mais que fait l'image outre un repère dans l'espace que l'oeil effleure, on voit tant d'images, l'oeil s'accorde à l'ombre et la pierre soudain vous domine d'une hauteur qu'on n'avait pas perçue.
Insensiblement, le corps recule, il veut déchiffrer l'écriture ou les signes dans la pierre, la multiplicité l'abreuve, le submerge. Il cherche à discerner les cercles, les volutes, les réseaux emmêlés. On se regarde l'un l'autre, on voit cette croix aux pans ouverts, et que rien dans l'espace du trait ne s'arrête, on se dit que c'est une parole qui se déplie, souffle jamais arrêté dans sa quête de l'autre, on voit en arrière les feuilles et comme elles les flocons de pierre sous la musique de l'air.
Plus tard, quand la fascination de la pierre immense s'est atténuée, on s'approche, on veut dissoudre la distance, on espère résoudre de distance en distance ce qui fuit dans le regard, jusqu'à ces ultimes gravures dans la pierre, têtes d'oiseaux côte à côte que des entrelacs prolongent, infiniment.
2ème récit des pierres
A l'ancien cimetière • Vardénik |
C'est dans les herbes et les fleurs de l'été, au pied des montagnes et dans les parages du lac Sevan. C'est au bout du long village, les femmes et les hommes sont dans les rues, ils parlent, ils vont et viennent, ils sont assis.
Les pierres sont vieilles, elles sont penchées, grises. Pourtant, de l'une à l'autre, c'est comme un rythme léger de vie qu'on parcourt, tour à tour émerveillés des motifs, de la lumière, du foisonnement de ces signes, comme on aurait pu l'être de ces femmes, de ces hommes dont elles célèbrent la mémoire.
On n'épuise pas la profusion des signes sur les pierres. Ce sont elles qui, d'image en image, pressent le regard, l'inquiètent, le portent encore ailleurs, sans que rien ne se dévoile, jamais, de l'arrière-pays de ces décors. On en voit les beautés multipliées, on pense aux jeunes femmes chatoyantes qui s'offrent sans jamais se donner et dont tout, gestes et visage, reste un mystère.
3ème récit des pierres
Khatchkar attribué à Tiridate (1653), église de la Mère de Dieu • Sevan |
De loin, dans l'ombre intérieure du matin, on devine l'ampleur de la pierre, celle des scènes figurées. La pierre est seule, on a fait brûler à ses pieds des bougies, jour à jour, qui ont noirci les premiers personnages en bas.
La pierre est seule, mais elle appelle. Dans son territoire d'image, les signes de réseaux, de tressage, d'assemblage, se mêlent aux figures et le regard s'apaise dans ce qu'il croit reconnaître. Personnages qui focalisent les formes, les équilibres, histoires racontées que la mémoire décline.
De près, l'homme en croix sans âge, qui fait face sans douleur, enlacé de ses tresses, des vêtements, rais de relief dans la lumière. Il a les mains cloués, il nous salue, nous invite presque. On est dans le matin lumineux du lac, on se demande si c'est encore l'enfance.
4ème récit des pierres
Khatchkar, vue centrale et un détail • Gochavank |
Au sommet de la colline d'herbe où sont les bâtiments de Gochavank, au détour du gavit, chacun s'arrête devant cette pierre, inondé soudain de cette vision, transformé, regard aboli, chacun s'arrête et sans même d'abord se rendre compte de cette rupture.
Rares sont les objets ou les images ainsi qui comme on dit coupent le souffle, vous prennent sous leur coupe, vous emmènent dans un voyage dont vous ne savez pas le terme. Après bien sûr, on se dit que la pierre est finement ouvragée, on admire la précision du geste, l'ampleur, la complexité...
Mais au moment de voir, dans la présence de la matière, de cela qu'on découvre au sein d'un lieu, c'est l'immense intensité sous le charme, le regard comme en enfance perdu de bonheur quand on sait d'un visage que jamais il ne s'épuisera, qu'il fera source pour la route, repère où l'on reviendra. Ainsi, de l'indicible de la grâce, de la présence de ces réseaux de pierre.
5ème récit des pierres
On ne sait rien de vous qui êtes morts il y a quelques siècles, les pierres immenses vous gardent encore et les herbes sèches de l'été. La brume et le ciel blancs font la douceur à la mémoire, on ne sait rien que ces croix dans la pierre et ces décors semblables et différents et qui ne cessent pas. Est-ce votre parole qu'on a voulu tracée, ou le parcours de votre vie, comme la nôtre aujourd'hui sans doute emmêlée, incertaine ?
Plus loin, c'est l'image d'un visage sur le marbre lisse, on saura en s'approchant sa rondeur et comment on le côtoyait dans le monde. C'est peut-être un enfant de vos enfants, comme vous de ce vaste village qu'on voit au loin. On a gagné cela sur la mort en quelques siècles, aller d'un signe commun, puissant de complexité et d'incertitude, à l'image de chacun, singulière, trace de vie plus proche pour ses proches. L'image close de l'être sur lui-même.