Sur la route, le paysage s'ouvre et bientôt le regard découvre loin vers le nord-ouest l'immense massif de l'Aragats encore plaqué de neige.
Il y a deux montagnes qui dans l'esprit des Arméniens fondent leur terre, l'Aragats et plus au sud l'Ararat - qu'on appelle ici Massis. Mais l'Ararat est en territoire turc. Part d'exil, fondatrice elle aussi depuis si longtemps.
Nous longeons maintenant de petites parcelles cultivées, pommes de terre surtout, petits canaux d'irrigation, entre le maraîchage et le jardin. On cherche la route de Bjni5, la plus carrossable, car les trous se multiplient sur la chaussée. Un poste de contrôle, le policier monte avec nous, il nous mène au pied du village. Bjni s'étire le long de la rivière Hrazdan. On a construit ici au Xe siècle une forteresse sur les hauteurs - quelques amas de pierres maintenant - d'où l'on découvre la vallée, maisons parmi les arbres, dans l'étroite langue de terre où l'eau rend le sol vivant. Maisons sans âme, aucune trace d'architecture traditionnelle, tout semble dépareillé, presque anonyme, et dans les ruelles de terre tout autour, des jardins minuscules et des fruitiers, qui regorgent. C'est ici déjà l'univers d'une presque autarcie, les briques de bouse sèchent au soleil ça et là pour le chauffage de l'hiver, et ce sera ainsi partout dans les campagnes.
Nous cherchons l'église de la Mère de Dieu - demande d'Achot aux villageois, une montée un peu raide, un petit enclos d'ombre et d'arbres - ce n'est pas l'église elle-même qu'on voit d'abord, mais dans la lumière de la façade, les grandes pierres rouges et grises, des pierres écrites, gravées, ponctuées par des croix, des motifs, ça et là des phrases en arménien ancien que Sona déchiffre à grand-peine. Plus tard, à force de voir se répéter cette intimité particulière des hommes avec la pierre nue, nous comprendrons qu'au-delà des signes, des symboles, des rythmes, du décor, c'était une approbation profonde qui s'était mise en œuvre, comme une connivence amoureuse : la pierre ici est fondatrice, elle est l'espace de l'identité qui se joue, qui s'écrit.
Juste à côté, à l'abri sous les arbres, trois grandes pierres debout, plus hautes qu'un homme. Sona parle d'elles en un murmure déterminé. Les khatchkars6 - les croix pierres littéralement - sont des stèles sculptées ; si la croix centrale souvent présente les nomme, c'est surtout l'extrême agilité de leur dentelle de pierre qui touche le regard. L'entrelacs, les motifs qui cernent la croix centrale, mais dans une expression bien différente des décors de l'Islam ou de l'art celte. La multiplicité des motifs sur la surface de la pierre ne perd pas le regard, elle l'ordonne, elle le guide dans l'articulation des formes. " On dit que tous les khatchkars se ressemblent, mais qu'il n'y en a pas deux pareils. " De plus près, la texture de la pierre se confond parfois avec le signe gravé, comme si celui-ci venait au jour du plus profond de la matière. Nous passons de l'un à l'autre, fascinés, cherchant la bonne distance où se dévoilerait soudain l'essence de cette profusion, touchant du bout des doigts le mouvement souple des lignes.
Plus tard seulement, quand se sera dissipé l'éblouissement, nous irons vers l'église, vers le noir des pierres dehors et le noir de l'intérieur, vers cette solidité sortie de la terre, tendue en elle encore. Sona parlera de Grigor Magistros, le fondateur au XIe siècle de cette église, prince éclairé, grammairien de renom, poète, et sa voix dira la proximité du passé, Grigor dans sa mémoire, à portée d'elle.
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5 La translittération de l'arménien en caractères latins reste évidemment approximative, tout comme la prononciation suggérée du mot.
6 Le " kh " se prononce approximativement comme le " r " français.