La route oblique vers l'ouest et commence une longue montée parmi des prairies grasses d'abord, puis qui deviennent plus nues. Nous sommes bientôt sur les flancs sud de l'Aragats, cet immense massif aux plis multiples.
On s'élève, sans que le paysage change vraiment, pentes assez douces, mais qui prennent de l'ampleur, qui s'étendent, on vient d'y faire les foins, la terre ici semble rangée.
Puis au changement de versant, on découvre une immensité de failles, d'éperons rocheux. Cette montagne est peuplée intensément, troupeaux et bergers, petits campements d'été pour le miel. L'eau court, les fleurs couvrent les pentes, on respire à nouveau l'infini des étendues ouvertes, où tout le corps de place en place puise dans cette nature mouvante, symphonique, des accords intimes pour lui-même.
À deux mille trois cents mètres d'altitude, la petite route s'arrête, près de la forteresse d'Amberd et de son église. Nous sommes sur un promontoire qui domine deux gorges profondes. Emplacement qui contrôle un vaste espace aujourd'hui quasi désert, mais qui fut au XIe siècle la résidence des princes Pahlavouni qui fondèrent ce lieu. "D'ici, on voyait les caravanes de loin, on protégeait la région" dit Sona. Je la regarde, timide encore, heureuse de dire à mots comptés son histoire.
Lieu à l'écart, lieu du bout du monde, Amberd est emblématique de l'Arménie. Sous le regard, à deux pas l'une de l'autre, la forteresse et l'église, les signes de la guerre et de Dieu, des princes et des prêtres. Le pays s'est tissé de ces croisements-là, les pierres de l'immensité, le religieux, le politique. Mais ces derniers n'existent que par les pierres, là-bas taillées, assemblées pour l'élévation du corps ou de la parole, ici plus grossières, plus solides, affirmant comme une force première.
Simplicité des formes jusqu'à l'épure: qu'a-t-on besoin ici de plus que l'espace, et sur lui l'empreinte des symboles? Il reste de la forteresse encore les murs, marquant l'espace de leurs formes arrondies. Nous prenons le sentier qui la longe, des jeunes sont au sommet des murs, qui brandissent au vent un drapeau arménien. Découpe des ruines contre le ciel, la puissance des pierres en sursis, cela qui domine encore les monts alentour.
Nous continuons vers l'église, parmi d'extraordinaires touffes hautes de fleurs jaunes. Le fort domine l'église, qui est au bord de la gorge. Coiffe en ombrelle à douze arêtes, tambour de la coupole à douze faces aussi, au-dessus d'un édifice compact. Pas de sculptures, la présence dépouillée seulement face au vide, à la grandeur austère du paysage.
On reprend le sentier. Sur la butte, deux hommes tiennent un petit café d'été dans une cabane aménagée. On y mange du matsoun avec du miel, accompagné de lavash et de petites tranches de fromage salé. Délices de l'air, de la nourriture à même la montagne. Une source coule à deux pas. Tout est propre sur cette minuscule terrasse, on y a tendu un plastique pour l'abri du vent, nous sommes assis sur des chaises de bureau récupérées, en ruine elles aussi. Sona s'excuse du prix: "C'est un peu plus cher qu'en ville, car c'est difficile ici, il n'y a presque rien". Transparence des instants, épaules des femmes offertes au soleil dans l'insouciance, parole attentive de l'homme qui nous sert. "Voudriez-vous une tisane d'herbes de la montagne?" Nous buvons à petites gorgées la tisane qui guérit tout, irrigués de ce goût presque d'épices dans la bouche, qu'on gardera longtemps.