Arsen ce matin nous comble de bienfaits, conscient des lacunes du couchage: saucisses, pilaf de sarrasin, purée, fromage et surtout confiture de mûres. On se quitte, cette fois définitivement. "Envoyez des e-mails" lance-t-il, sans trop y croire. Le ciel est limpide.
Vers le nord, un moment, puis on s'enfonce à gauche dans une gorge, vers Noravank. Le "nouveau monastère" date en fait du XIIe siècle, selon l'historien Etienne Orbelian, il fut construit autour d'une église plus ancienne, d'où son nom. Cette famille Orbelian revient de Géorgie au début du XIIIe siècle, quand le pays est libéré de la domination Seldjoukide. Elle développe le monastère, qui devient le siège épiscopal de Siounie. La vie culturelle et religieuse s'y épanouit jusqu'en 1604, quand les rivalités entre les Turcs et les Perses mettent à sac l'Arménie, et que des déportations massives en Perse assèchent ici toute vie.
Noravank a été restauré entièrement il y a quelques années. Ce sont des Arméniens de la diaspora, au Canada, qui ont financé cet important chantier. Comme pour bien d'autres lieux de mémoire de ce pays, ce sont ceux d'ailleurs qui perpétuent les symboles, les emblèmes. Étrange identité disséminée aux quatre coins du monde, qui garde en elle absolument cette terre des pierres, qu'il faudrait supporter sans la rejoindre, faire vivre sans y demeurer. Extrême enracinement des déracinés, culture en viatique dans la mobilité de ce temps. Je me dis, en avançant dans cette vallée sombre au matin, que peut-être les Arméniens, comme les Juifs et d'autres peuples qui errent sur la planète depuis des siècles, sont mieux préparés au temps qui vient, où les cultures devront s'écrire et se vivre sans cesse, îlots qui s'échangent et se nourrissent en réseaux, précaires, au bord du gouffre global.