Au sortir de Dilidjan, on retrouve les vallons boisés, la campagne est ici plus policée que vers le Sevan, maisons disséminées au long de la vallée de l'Aghstev, dont les eaux se jettent dans la Koura bien plus au nord, en Azerbaïdjan.
La petite route qui monte vers Haghartsin accentue cette sensation de paix dans la fraîcheur de l'ombre, clairières brassées de fleurs, bruits d'eau sous les arbres.
Le monastère est niché dans un replat. Quelques voitures dans la cour à l'entrée, des bancs pour le repos sous les arbres. Quatre églises, dont une précédée d'un grand gavit, et un réfectoire composent cet ensemble de bâtiments construits du Xe au XIIIe siècle. Sur la façade du gavit, le mur est couvert d'une écriture dense: les caractères arméniens, tout de courbes douces, tracent sur cette immense page des signes entre la langue et le décor, savant mélange de géométrie, d'espace et de parole.
Si le bâti fait masse, si la vision première souvent tient de la solidité un peu rude, dès qu'on s'approche, la perception des détails retourne l'apparence, on devine à la liberté d'une croix gravée, d'une paire d'oiseaux en haut d'un arc, à la simplicité d'un cadran solaire que l'imposante masse des volumes se pose là comme un leurre, que l'essentiel est dans ces ponctuations, comme ces effigies sculptées des donateurs, avec à leurs pieds la maquette de l'église, scène perdue dans la nudité d'une façade.
La pierre est double, on y écrit la langue ou les réseaux en courbes ténues des pierres-croix - et c'est l'acte infini d'écrire qui fait sens, là puis ailleurs, d'un mur ou d'un objet à l'autre. La pierre, on la place aussi dans l'espace, elle fait limite alors, dedans et dehors, ce qui se construit au cœur de la matière. Double appartenance, double jeu, qu'on retrouve si souvent dans notre art roman d'Europe de l'ouest, et qui semblent ici décalés, disjoints. Les signes sur la pierre ne jouent pas qu'avec l'architecture, ils ont leur propre liberté, ils nous invitent à la transgression du voyage.
Ainsi, cette danse des croix gravées sur les façades, qui dialoguent légèrement dans la lumière. Puis quelques mètres, et vous pénétrez dans le réfectoire du couvent. La pierre fait masse ici, de ses énormes piles aux lourds chapiteaux, des voûtes fortes, dépouillées, aux contreforts qui marquent l'espace. Et la danse légère dehors fait comme un contre-chant à cette lourde mélodie de l'intérieur, qui vous enveloppe le corps entier, d'un mouvement presque violent.