Juste une famille arménienne partage avec nous le pensionnat ce soir. La jeune fille est inscrite à la faculté de mécanique d'Erevan. Ils sont à se reposer quelques jours. Tous sont avides d'informations "Pourquoi vous êtes venus ici?... Où sont les Arméniens en France?... Est-ce que vous connaissez Charles Aznavour?..." Sona tisse au mieux le dialogue, dans ces propos légers où derrière l'apparence, l'autre voudrait atteindre une démarche qui lui échappe. Pourquoi l'Arménie? Sait-on pourquoi le voyage vraiment, ce qui fait le désir des nouvelles terres ou des nouveaux visages? Est-ce autre chose qu'une disponibilité dans le regard, une fois le pays d'où l'on vient oublié, lavé par le ressac d'une autre lumière?
La fraîcheur de l'air se fait plus perceptible et nous rentrons. Les deux vieilles femmes douces et tristes qui tiennent le pensionnat nous servent un repas simple, somptueux, en droite ligne de la mémoire de cette terre: choux mariné dans les épices, du Lori le fromage salé en fines tranches, l'omelette aux tomates et le yoghourt au lait de buffle qu'on nous fait goûter pour "savoir si on aime".
Le soir, à l'étage, nous nous retrouvons tous deux sur le petit balcon. Tu lis dans ce qui reste de lumière, je prends des notes rapides, peur d'oublier, peur de perdre cet émerveillement de la nuit qui arrive. Les bruits au dehors qui s'amenuisent, qui se distinguent mieux maintenant, sur un chemin proche une carriole sans doute tirée par un âne, en bas des hommes s'affairent à décharger le foin d'une remorque, un vieux tracteur au loin, qui manœuvre encore. Tu as ramené tes jambes sur les miennes, nous nous taisons. Longtemps, le temps s'arrête, empli du rien de cette nuit qui monte, nos corps plus ensemble s'il se peut qu'après l'amour.
Au matin, dans le grand silence du pensionnat presque désert, yoghourt, lavash et miel: l'entrée dans la splendeur du monde.