Dans la descente, je tente de rassembler les fragments de ces jours disséminés dès qu'on les a vécus. Moments multipliés, lieux qu'il faut atteindre, qu'on veut toucher, le voyage se fait toujours à l'écart, comme si l'on ne trouvait la grandeur ou l'exception qu'après un temps brouillé, insituable.
S'immerger, vivre cela qui se déroule d'un point à l'autre sur la carte, d'une image de l'instant à l'autre, visages entrevus, gestes libres parfois... on cherche ce qui résiste dans le passage, ce qui ferait un point d'attache. On voudrait simplifier, comprendre, décrire un modèle: patrimoine, histoire, géologie... mais ce n'est rien qu'une errance, les mains croisées sur la lumière, les mains qui cherchent derrière la pierre le visage, histoire ou femme incandescente, cela qui fait une âme presque, dans les mille textures du jour.
"Peut-on aller à Tegher?" Je pose la question, tandis que les bouffées de chaleur nous reviennent dans l'air. Il est encore tôt, le soleil est revenu. Conciliabule à l'avant sur l'état des routes. Achot n'est pas favorable à ce petit détour, Sona tente la négociation. On descend. Vers Biurakan, on commence à chercher. Rituel désormais des demandes. On fait un long détour, au flanc de ces premières hauteurs de l'Aragats. Il faut remonter une gorge au-dessus du torrent avant d'atteindre Tegher.
On découvre l'ensemble après une montée, quand on arrive à l'orée semble-t-il d'un maigre village. Tegher est construit de basalte noir et l'on ne peut s'empêcher d'être pris par cette marque profonde. Comme à chaque fois que la pierre sombre construit l'espace, on dirait la peur dans le regard du monde inverse - ténèbres imaginées de l'enfer en ce lieu du divin... La façade ouest est au soleil, les pierres luisent du gris bleuté au noir teinté de rouge, et ça et là, jusqu'aux tourelles, des plantes qui poussent dans les interstices des pierres. Vert gracile, bouquets offerts au vent, tout autour de l'église ainsi des plantes naissent sur les murs malgré l'ajustement des pierres, sève qui cherche à sourdre, petits buissons ébouriffés sur l'austérité noire.
La façade respire l'exactitude, la majesté retenue. Au-dessus de la porte, un petit tympan tout couvert de lettres, qui ressemblent tant pour nous à du décor. Puis une chaîne seldjoukide délimite en rectangle l'espace de la porte. Au-dessus, rythmant les variations sombres, des pierres, des croix gravées, chacune pour une pierre, même forme déclinée cherchant la différence. Sur cette grande surface, c'est une phrase qu'elles écrivent, dont les mots seraient toujours les mêmes, mais dits, chantés, toujours autrement. Obstination de l'homme à reprendre l'élémentaire, à creuser jusqu'à l'épuisement son alphabet précaire.
Je recule, le corps se déprend de l'image, je découvre enfin l'espace autour. Nous sommes sur un belvédère, et l'immense vue sur Achtarak et plus loin, Erevan perdue dans la brume de chaleur, vous prend comme un envol, rend toute chose légère face à la masse noire des églises. Lieu qui fait matière dure face à l'espace. Nous marchons tout autour, dispersés chacun dans les herbes grillées de l'été. Il y a toujours ces moments de silence, ces écarts de solitude essentiels au regard, comme s'il fallait à ce dialogue avec l'architecture, la profondeur, l'intime. Parfois quelques mots à mi-voix quand les corps se rapprochent, connivents, pour se rassurer, pour desserrer l'intensité.
Un gardien est venu nous ouvrir. Le sol du jamatoun est pavé de pierres tombales. Chacune est creusée d'une silhouette au trait: un cercle pour le visage, un rectangle pour le corps, une tige courbée pour les jambes. Le plus simple de ce que fut l'être humain. On marche sur ces frêles formes de mémoire, la lumière rend ces pierres douces. Le gardien s'est campé dans un coin de la pièce, près d'un drap blanc brodé tendu sur le sol. On s'approche. Il le replie, avec une lente tendresse. Deux pierres côte à côte, plus ouvragées. Ce sont les tombes de la princesse et du prince Vatchoutian, les constructeurs de cette église au XIIIe siècle. "On ne prend pas de photos" dit-il. Moment de pudeur recueillie, au bord d'un monde qui nous échappe. "Ils mettent le drap blanc, pour éviter qu'on marche là".
Au motel le soir, nous sommes seuls encore face à la langue. Glossaire longuement déchiffré devant la jeune femme qui vient pour le repas. On attend la nuit près de la rivière, délicieusement détendus. Je marche un peu, j'ai l'impression d'être ici depuis mille ans.