Avant dîner, nous partons découvrir Tsaghkadzor à pied ("Vous n'allez pas vous perdre?" dit Sona, visiblement effarée à l'idée de nous laisser seuls). C'est l'heure merveilleuse de la journée où la chaleur retombe, où l'air frémit qui annonce le vent frais de la nuit. Quelques voitures passent, on longe des maisons hétéroclites, toits de tôle, murs rapiécés, conduites d'eau au long des rues qui entourent en montant les portails. En face, un superbe bâtiment inachevé, projet d'hôtel peut-être laissé à l'abandon. Ce qui attire l'œil, ce sont les treilles, les fruits des arbres, les parcelles de jardin partout. Plus loin, des étals ça et là sur le trottoir, pastèques, tomates, pommes de terre... qu'un vieil Arménien protège. En ce lieu "touristique" au plein cœur de l'été, quatre Européens qui déambulent étonnent, même si les gens d'ici cachent avec pudeur leurs réactions.
Achot nous transporte au restaurant de la ville. Grand parking, bâtiment de bois assez récent, quelques tables dehors sous les arbres. D'ici, l'ample vallée s'ouvre devant nous, villages posés sur les versants et très loin, l'agglomération de Hrazdan en contrebas. Nous sommes les seuls clients, un peu perdus dans cette grande salle, mais l'on s'empresse autour de nous. Le repas, ce sera des concombres, de l'omelette aux tomates, du matsoun11, des khorovadz12. Tout est frais, délicieux, la nuit vient lentement, qui fait l'intime.
Sona parle d'elle, de ses études, de son goût pour sa langue et pour le français très tôt, de l'université où elle enseigne, de son concours pour y entrer - "J'ai eu 59 sur 60 et j'étais la première." Son sourire est encore celui radieux de l'enfance, mais dans la voix parfois, des échos brisés. Elle parle des hivers difficiles après l'indépendance, du manque d'électricité dans ces années-là, durant la guerre du Karabagh13. Elle dit les gens qui partent travailler ailleurs - "C'est souvent la Russie, parce que c'est plus facile, on connaît la langue... C'est encore difficile ici, les enfants restent avec leur mère, mais parfois l'homme ne revient pas, il y a des divorces." Elle dit son jardin dans la banlieue d'Erevan, que la terre est importante, que c'est comme la langue, qu'elle en a besoin près d'elle.
Et puis la France encore - "J'étais jeune fille au pair dans une famille d'origine arménienne dans le Sud, mais ils m'ont fait voyager partout. Pendant huit mois..." et le regard se perd dans le bonheur des souvenirs. Nous avons fini de manger depuis longtemps, Achot nous attend dehors, l'air est léger. Je la questionne encore sur la Turquie, comment tout cela pourrait s'arranger, sa voix se fait plus douce encore, elle dit "Nous n'avons rien contre les Turcs, nous voulons seulement qu'ils reconnaissent l'histoire, ce qui s'est vraiment passé... on ne peut rien faire sans cela." Je parle de l'Allemagne et de la France, de cette Europe si fragile et si lente qui vient au jour. "Ça se fera, mais c'est une affaire difficile, on a besoin du temps."
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11 Le matsoun est le yaourt arménien, fait à la maison, à l'étrange acidité légère.
12 Brochettes de porc, de mouton ou de bœuf, accompagnées d'épices et d'herbes.
13 Le Haut-Karabagh est une région montagneuse à l'est de l'Arménie, peuplée d'une très large majorité d'Arméniens. Lors de la création de l'URSS, le Karabagh faillit être rattaché à l'Arménie, mais Staline finalement réussit à l'inclure dans l'Azerbaïdjan. Début 1988, de nombreuses manifestations réclamèrent la rattachement à l'Arménie. Devant l'inaction de l'URSS finissante, des violences éclatèrent, puis la guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Le cessez-le-feu de 1994 permit au Karabagh de déclarer son indépendance, sans pour autant que le conflit soit définitivement réglé.