Nous partons vers le nord, la vallée s'ouvre, la terre se fait aride, la chaleur plus prégnante. Désormais tout proches de la frontière, nous passons de l'autre côté de la vallée, remontons vers le sud-ouest. D'abord la grande étendue d'un village. Au fur et à mesure qu'on monte, les toits d'Achadjour se multiplient. Treilles et fruitiers, parmi les grandes maisons que les chemins quadrillent. Rien d'une ville ici, mais un village sans fin qui s'élève avec nous sur le plateau. Nous allons vers Makaravank, sur les pentes du Mont Paytatar et sans cesse nous demandons l'itinéraire, on revient, on repart dans le village. Enfin, tout en haut, quand on traverse le cimetière où les morts font comme un village à eux seuls, surplombant celui des vivants, la route est mieux tracée.
Autant le ravin des mûres semblait tout à l'heure replié sur lui-même, autant les paysages de ce côté gagnent l'ampleur de l'âme. Blés clairsemés qu'on continue de cultiver très haut dans la montagne, prairies juste fauchées qui bientôt alternent avec des bois de hêtres, longue et lente montée, l'homme sur son âne que l'on croise, l'orge qui ondule après le blé... souvent l'approche du monastère, ce sera cette fête du corps entier baignant dans la lumière, il faudra pour le lieu de mémoire se défaire du quotidien, laisser les objets, l'encombrement. Et quand au détour les coupoles au loin se détachent des arbres, c'est une autre impatience qui renaît.
Cheminement de pèlerin, mais aussi cheminement de l'histoire, de cette précarité d'existence qui affleure toujours ici dès qu'on parle du temps, comme si l'on était prêt constamment pour l'exil.
"La route est sombre, la route est noire,
Noire la nuit,
Immense, infinie,
Et nous grimpons vers les sommets,
Dans les rudes montagnes,
Montagnes d'Arménie.
Et nous portons le lourd trésor de nos ancêtres,
Tout un océan,
Ce que notre âme
Au fond des siècles a créé
Dans les hautes montagnes,
Montagnes d'Arménie.24"
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24 Hovannes Toumanian, Dans les Montagnes d'Arménie (1902), in op. cit.