Plus bas, la chaleur est devenue accablante. À un embranchement de chemins, un vieil homme s'avance, courbé sur ses deux cannes. Il pousse devant lui quatre moutons noirs. Barbe blanche, casquette, épaisse veste en cette chaleur, sortes de chausses lacées autour du pantalon, il avance péniblement. Sona, qui a soif et cherche une fontaine, l'arrête - il indique d'un geste de sa canne dans l'air le chemin d'en haut. Elle et Achot partent pour l'eau. Le vieil homme s'est assis à l'ombre un peu plus haut. Nous attendons dans le bus, vitres ouvertes, sous la chaleur.
Tour à tour nous buvons l'eau de Djermouk presque fraîche encore dans nos bouteilles. La Djermouk est une institution en Arménie - tellement est répandue cette eau pétillante, qui soulage les ulcères et les maux d'estomac dit l'étiquette. Mais Sona préfère l'eau des fontaines et des sources, "j'aime le goût, c'est toujours différent" dit-elle en souriant.
Les voilà qui reviennent. "C'est bien pour manger, on y va." Quelques dizaines de mètres et le chemin mène à la fontaine, qui est souvent ici un espace aménagé en plus d'être un point d'eau. Près du ruisseau, plusieurs tables étagées sous les arbres. Il y fait frais. On s'installe, on étale les fruits qui font chaque jour l'essentiel du repas de midi.
Au-dessus de nous, quelques marches que je monte, puis comme une esplanade: deux longues tables métalliques avec un toit de tôle de chaque côté qui conduisent l'œil à un auvent, là-bas, qui protège une stèle. Je m'approche. Il y a des rosiers et des fleurs jaunes au pied, en bouquets. Au-dessus de la tombe en béton nu, une grande plaque verticale. Le jeune homme est figuré debout, il sourit presque, il porte en bandoulière son arme dont le canon dépasse. En bas, deux dates: 1969 - 1991. Au-dessus, accroché à la tôle de l'auvent, un long calicot aux couleurs de l'Arménie, et des roses blanches et rouges. On doit venir souvent changer ces fleurs, tant elles sont fraîches. Je questionne Sona, elle murmure : "C'est un héros", sans tristesse, sans autre explication. Un homme descend de la montagne par le sentier, il débouche sur l'esplanade. On se salue. Je reste figé un moment - je me souviens des scènes de guerre, il y a si peu d'années, dans ces montagnes peut-être. Images sur images, dans le confort du soir télévisé, le lointain vacarme du monde... Entre les prunes acides, les abricots, les gâteaux secs, la mémoire et l'instant: un petit Arménien vient se baigner en riant dans la musique du torrent.