En bas, une fois franchie l'enceinte, devant nous le grand terre-plein dallé, le gavit et la cathédrale du XIIIe siècle. Tout autour, des rochers encore, distants, étage par étage où parfois des croix sont sculptées. On s'avance. L'entrée du gavit, sa façade sud et celle de l'église sont ponctuées de sculptures aériennes, motifs géométriques, oiseaux, ceps de vigne.
Les princes Zakarian ont construit ces bâtiments en 1215, après avoir défait les Seldjoukides34, et tout respire ici l'élégance retrouvée. Nous nous reposons sur un banc dehors, devant la porte sud de l'église, devant cette scène d'un lion combattant un buffle, l'emblème des princes. À côté, sur l'autre banc, trois moines en habit noir, "qui sont là pour l'office." Plus loin, une petite fontaine où l'on se rafraîchit le visage, et Sona y boit avec bonheur. L'enclos de Geghard, c'est la respiration de l'équilibre, dans un espace du dehors mesuré, face à la montagne.
Nous entrons dans l'ombre du gavit et de l'église, et le corps subit encore cet écart de lumière et de chaleur que nous éprouverons tout au long du voyage. Franchir la porte, c'est pénétrer dans l'intérieur du monde, se préparer au dialogue de soi seul peut-être avec la terre. Quelque chose entre la mort qui vient et la vie qui demeure. On s'est à peine habitué à cet espace sombre, à mi-regard, à mi-voix, qu'on avance au nord à travers un passage dans la pierre, vers le mausolée des Proshian, cette autre famille qui racheta le monastère à la fin du XIIIe siècle.
Et c'est à nouveau violemment en soi la puissance extrême des signes de la terre, comme si d'entrer plus profond dans la pierre où cette pièce est entièrement creusée jaillissait une lumière noire, un dialogue clos, sans échappée. Nous sommes dans un tombeau, chambre étroite, haute, où d'immenses blocs pèsent sur le regard. D'en haut tombe un rai de lumière qui rend les parois plus grises encore. Au-dessus de l'arcade qui marque la place des tombes, des animaux sculptés, lisses, puissants et qui comme le gris vous imprègnent. Ces deux lions encordés tenus par une tête de taureau, et l'aigle au-dessous enserrant un bélier, ne disent rien du sens ou d'un symbole, mais leur présence extrême tient le corps.
On voudrait reculer, s'extraire un peu de cette masse immense de pierre, creusée, décorée, mise en signes au cœur même de la terre. La mort dans ce tombeau de l'intérieur du monde, et la vie pétrifiée des bêtes, et sur l'autre paroi une croix immense d'entrelacs, des niches partout qui n'ouvrent sur rien, comme si l'on avait voulu explorer l'enfermement, dire l'inanité du temps humain même. À côté de la croix, une porte ouvre sur une autre chapelle, elle aussi troglodyte. Du haut de la coupole, un peu de lumière encore, et des motifs hâtivement tracés entre les fissures des roches. Peu d'espace, de l'ombre toujours mais le corps se détend, quelque peu familier maintenant des volumes.
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34 La première vague des Turcs Seldjoukides arriva d'Orient au début du XIe siècle. Deux siècles plus tard, la puissante famille Zakarian, au pouvoir en Géorgie, fit la reconquête du nord et de l'est des territoires arméniens.