À Noradouz quelques kilomètres plus loin, l'église Saint-Grégoire aux pierres blanches, au milieu d'une grande cour d'herbe. Près du mur sud, dans les chardons en fleurs, une petite table de fer rouillé pour le pique-nique, et des bases de colonnes en pierre qui servent de sièges. Tout autour, des khatchkars, certains en fragments, couchés, d'autres debout et sur eux dans la lumière, ces croix gravées qui ont la légèreté des fleurs. Derrière, à mi-hauteur du chevet plat, une fenêtre minuscule, bordée de sa dentelle de pierre. Derrière encore, un khatchkar historié, avec ce visage du Christ si proche dans l'expression de ce qu'on voit aux linteaux romans dans le Sud de la France. Même quiétude, même tracé simple, presque sommaire et qui fait plénitude pourtant, même occupation de l'espace qui s'assemble de figure en figure... Comme si l'Occident chrétien avait su, jusqu'à ses extrêmes confins, tresser le même écho, la même mémoire.
Ici pourtant, peut-être parce qu'il dialogue intensément avec les pierres partout prégnantes, le patrimoine semble fragile, signes en pointillés défiant tragiquement les siècles, soumis aux soubresauts de la terre qui tremble. Malgré la présence de nombre de bâtiments anciens - l'église Saint-Grégoire ici date du Xe siècle - et cette solidité affirmée dans l'appareillage et les volumes, c'est la précarité d'abord qui porte à l'émotion, figures encore émergées des lichens, fissures, failles, la pierre qui n'échappe pas tout à fait à la mort.
Le cimetière du village est un peu à l'écart, sur la hauteur. On a dressé ici du IXe au XIVe siècle près de neuf cents khatchkars. Découvrir cette foule pétrifiée de stèles est une expérience inoubliable. Toutes tournées vers l'ouest, peuplant plusieurs hectares d'espace, l'amplifiant jusqu'à la respiration vers les montagnes au loin, ces croix-pierres sont comme une évidence tellement légère et massive à la fois, tellement proche de soi, douce, dure et dense, que le corps a du mal à éprouver ce lieu.
Dès l'abord, quelques enfants, qui nous offrent les fleurs sauvages d'entre les tombes. Un homme dort, allongé à même la terre, à l'ombre des pierres. L'œil cherche un repère dans cette profusion, il découvre la ciselure des pierres, une à une, les stèles parfois verticales groupées comme des familles posant pour l'éternité, et parfois penchées l'une sur l'autre, couchées, fatiguées presque de l'immobilité qui dure. Marcher parmi les tombes à Noradouz, c'est accepter de se perdre, de n'avoir plus de chemin pour découvrir, de laisser les pas, l'espace et l'instant jouer ensemble. Les enfants sont allés chercher des petites roses odorantes, nous avançons avec eux - pierres debout, pierres couchées, pierres écrites, sans épuisement, dans ces milliers de croix.
L'homme qui dormait s'est approché avec Sona. "Il a étudié l'histoire à l'université, il peut vous expliquer, il est en retraite maintenant." Le visage émacié s'anime, nous sommes devant de petites pierres tombales, d'un mètre de longueur au plus, au sommet arrondi, on dirait des tombes d'enfants. Sur chaque paroi verticale, un bas-relief parfois décoratif, mais le plus souvent figurant des scènes de la vie d'autrefois. Sur ces tombes qui peuplent par dizaines les anciens cimetières, fréquemment des traits naïfs, des visages dont l'ovale est juste marqué, une galerie de silhouettes, d'objets, un univers en miniature qui fait énigme au regard. "Ici, nous dit l'homme, le disque que tient ce personnage, c'est le soleil, et là, au milieu, c'est la vie du village, le repas, les brochettes et le gril." Les yeux des visages, les bras sont à peine marqués, à peine nés de la pierre. Leur présence est intense pourtant, regards absents qui nous font face, mains croisées, formes du visages noyées dans le lichen. Parfois les entrelacs couvrent presque les personnages d'un réseau dense, parfois juste un cercle, un triangle, et cela fait une villageoise qui danse.
L'homme continue ses histoires, il montre l'alignement immense des khatchkars contre le ciel. "D'en-bas, c'est comme des hommes... Quand Timour-Leng16 est venu, les habitants de Noradouz avaient habillé les pierres et les Tartares les ont pris pour une armée, ils ont eu peur..." On marche encore longtemps d'une inscription à l'autre, des croix qui s'enchevêtrent dans un tracé sans fin à ce rythme immobile dans l'espace. Les enfants volètent autour de nous, ils font la danse.
-----
16 Tamerlan (Timour-Leng), à la tête d'un empire dont la capitale était Samarcande en Asie Centrale, envahit l'Arménie avec ses armées à partir de 1387, avant d'aller plus avant en Asie Mineure battre les Ottomans en 1402.