On longe à nouveau les rives, la couleur de l'eau varie d'un bleu à l'autre, lumière sur lumière. Quelques tentes isolées, un tapis d'arbres près de l'eau. "On les a plantés quand l'eau s'est abaissée", dit Sona. Dans les années 1930, suite à l'idée folle d'un ingénieur soviétique, on décida d'utiliser les eaux du lac pour irriguer massivement la plaine autour d'Erevan. L'eau baissa de dix-huit mètres, avant qu'on change d'avis, évitant in extremis un désastre irrémédiable.
À Martuni, on laisse à droite la route du col Selim, la route de la Soie des caravanes d'autrefois venant d'Orient. Les quelques panneaux de signalisation qu'on voyait encore ce matin ont complètement disparu. Sur la chaussée maintenant plus étroite, des ornières de plus en plus fréquentes, qui obligent à louvoyer sans cesse d'un bord à l'autre.
Le village de Vardénik s'étale au long d'un long chemin de poussière. Beaucoup de jeunes gens qui marchent dans l'après-midi, et l'élégance des femmes nous étonne - non la beauté des visages ou la fluidité des corps, plus évidente ici peut-être que pour d'autres jeunesses du monde - mais le moderne des vêtements, leur chatoiement, comme si quelque boutique occidentale se trouvait là, parmi les pauvres habitations anonymes. Plusieurs fois Achot, là comme ailleurs, quémande le chemin. Nous passons devant l'ancien Palais de la Culture ("Il y avait des concerts autrefois"), à l'abandon maintenant, vitres brisées, terrain vague d'herbes hautes dans la cour. Petit carrefour enfin, un étal de pastèques, un groupe d'hommes à l'ombre des peupliers, voici l'ancien cimetière, parcelle bien modeste d'herbes et de fleurs sauvages. Nous explorons une à une les pierres tombales et leurs scènes naïves, les petites stèles et la multitude des croix sur elles. Les hommes dans la rue nous regardent éberlués. Sona leur parle, elle doit leur dire qu'on vient de France...
"Mais ce sont des Arméniens?
- Non, des Français mais qui ont voulu voir les tombes."
Et ces sourires alors, émerveillés qu'on soit venu pour leur mémoire, incrédules aussi que ces modestes signes nous passionnent.
Nous partons à pied vers l'église à quelques centaines de mètres, et le corps marque un temps quand on s'approche: comme la robe des jeunes filles, l'église est lisse et lumineuse, moderne dans ses décors épurés, mais si semblable à celles déjà vues dans ses volumes, ses grandes pierres de taille, les dièdres qui marquent les façades. Inaugurée en 2001 - l'Arménie fêtait dix-sept siècles de christianisme - elle est construite sur une ancienne église basse qu'on a conservée. Un homme vient nous ouvrir, le contraste est saisissant, de ces deux espaces de prière, tout comme leur parenté dans la ligne du temps. Je suis surpris encore de l'ampleur des volumes, pour un lieu aussi exigu - peut-être peut-on asseoir ici cinquante personnes au plus.
"C'est qu'on y vient surtout pour les baptêmes, ou les mariages, avec la famille.
- Et il y a des prêtres encore?
- Oui, mais pour plusieurs villages, ils viennent quand on les appelle."
Puis Sona qui hésite, et parle finalement des études très dures que font les prêtres, apprendre le grec, le latin, l'arménien ancien et d'autres langues. "Ce sont des érudits, presque trop, ils finissent par être loin des gens."